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Auteur Benjamin Constant
Œuvre Adolphe (1816-1828)
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  1. Seconde Édition¶ REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.¶ ¶
  2. ¶ ¶ ¶ ¶ PRÉFACE¶ \DE LA SECONDE ÉDITION\,¶ OU ESSAI SUR LE CARACTÈRE ET LE RÉSULTAT MORAL DE L’OUVRAGE.¶ Le succès de ce petit ouvrage nécessitant une seconde édition, j’en profite pour y joindre quelques réflexions sur le caractère et la morale de cette anecdote à laquelle l’attention du public donne une valeur que j’étais loin d’y attacher.¶ J’ai déjà protesté contre les allusions qu’une malignité qui aspire au mérite de la pénétration, par d’absurdes conjectures, a cru y trouver. Si j’avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s’il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui put les autoriser, je me considérerais comme digne d’un blâme rigoureux.¶ Mais tous ces rapprochemens prétendus sont heureusement trop vagues et trop dénués de vérité, pour avoir fait impression. Aussi n’avaient-ils point pris naissance dans la société. Ils étaient l’ouvrage de ces hommes qui, n’étant pas admis dans le monde, l’observent du dehors, avec une curiosité gauche et une vanité blessée, et cherchent à trouver ou à causer du scandale, dans une sphère au-dessus d’eux.¶ Ce scandale est si vite oublié que j’ai peut-être tort d’en parler ici. Mais j’en ai ressenti une pénible surprise, qui m’a laissé le besoin de répéter qu’aucun des caractères tracés dans Adolphe n’a de rapport avec aucun des individus que je connais, que je n’ai voulu en peindre aucun, ami ou indifférent; car envers ceux-ci mêmes, je me crois lié par cet engagement tacite d’égards et de discrétion réciproque, sur lequel la société repose.¶ Au reste, des écrivains plus célèbres que moi ont éprouvé le même sort. L’on a prétendu que M. de Chateaubriand s’était décrit dans René; et la femme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu’elle est la meilleure, Madame de Staël a été soupçonnée, non-seulement de s’être peinte dans Delphine et dans Corinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses connaissances des portraits sévères; imputations bien peu méritées; car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin des ressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale est incompatible avec le caractère de Madame de Staël, ce caractère si noble, si courageux dans la persécution, si fidèle dans l’amitié, si généreux dans le dévouement.¶ Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœur humain.¶ Je pense, je l’avoue, qu’on a pu trouver dans Adolphe un but plus utile et, si j’ose le dire, plus relevé.¶ Je n’ai pas seulement voulu prouver le danger de ces liens irréguliers, ou? l’on est d’ordinaire d’autant plus enchaîné qu’on se croit plus libre. Cette démonstration aurait bien eu son utilité; mais ce n’était pas là toutefois mon idée principale.¶ Indépendamment de ces liaisons établies que la société tolère et condamne, il y a dans la simple habitude d’emprunter le langage de l’amour, et de se donner ou de faire naître en d’autres des émotions de cœur passagères, un danger qui n’a pas été suffisamment apprécié jusqu’ici. L’on s’engage dans une route dont on ne saurait prévoir le terme, l’on ne sait ni ce qu’on inspirera, ni ce qu’on s’expose à éprouver. L’on porte en se jouant des coups dont on ne calcule ni la force, ni la réaction sur soi-même; et la blessure qui semble effleurer, peut être incurable.¶ Les femmes coquettes font déjà beaucoup de mal, bien que les hommes, plus forts, plus distraits du sentiment par des occupations impérieuses, et destinés à servir de centre à ce qui les entoure, n’aient pas au même degré que les femmes, la noble et dangereuse faculté de vivre dans un autre et pour un autre. Mais combien ce manège, qu’au premier coup-d’œil on jugerait frivole, devient plus cruel, quand il s’exerce sur des êtres faibles, n’ayant de vie réelle que dans le cœur, d’intérêt profond que dans l’affection, sans activité qui les occupe, et sans carrière qui les commande, confiantes par nature, crédules par une excusable vanité, sentant que leur seule existence est de se livrer sans réserve à un protecteur, et entrainées sans cesse à confondre le besoin d’appui et le besoin d’amour!¶ Je ne parle pas des malheurs positifs qui résultent de liaisons formées et rompues, du bouleversement des situations, de la rigueur des jugemens publics, et de la malveillance de cette société implacable, qui semble avoir trouvé du plaisir à placer les femmes sur un abîme, pour les condamner, si elles y tombent. Ce ne sont là que des maux vulgaires. Je parle de ces souffrances du cœur, de cet étonnement douloureux d’une âme trompée, de cette surprise avec laquelle elle apprend que l’abandon devient un tort, et les sacrifices des crimes aux yeux mêmes de celui qui les reçût. Je parle de cet effroi qui la saisit, quand elle se voit délaissée par celui qui jurait de la protéger; de cette défiance qui succède à une confiance si entière, et qui, forcée à se diriger contre l’être qu’on élevait au-dessus de tout, s’étend par-là même au reste du monde. Je parle de cette estime refoulée sur elle-même, et qui ne sait où se placer.¶ Pour les hommes mêmes, il n’est pas indifférent de faire ce mal. Presque tous se croyent bien plus mauvais, plus légers qu’ils ne sont. Ils pensent pouvoir rompre avec facilité le lien qu’ils contractent avec insousiance. Dans le lointain, l’image de la douleur paraît vague et confuse, telle qu’un nuage qu’ils traverseront sans peine. Une doctrine de fatuité, tradition funeste, que lègue à la vanité de la génération qui s’élève la corruption de la génération qui a vieilli, une ironie devenue triviale, mais qui séduit l’esprit par des rédactions piquantes, comme si les rédactions changeaient le fond des choses, tout ce qu’ils entendent, en un mot, et tout ce qu’ils disent, semble les armer contre les larmes qui ne coulent pas encore. Mais lorsque ces larmes coulent, la nature revient en eux, malgré l’atmosphère factice dont ils s’étaient environnés. Ils sentent qu’un être qui souffre parce qu’il aime est sacré. Ils sentent que dans leur cœur même qu’ils ne croyaient pas avoir mis de la partie, se sont enfoncées les racines du sentiment qu’ils ont inspiré, et s’ils veulent dompter ce que par habitude ils nomment faiblesse, il faut qu’ils descendent dans ce cœur misérable, qu’ils y froissent ce qu’il y a de généreux, qu’ils y brisent ce qu’il y a de fidèle, qu’ils y tuent ce qu’il y a de bon. Ils réussissent, mais en frappant de mort une portion de leur âme, et ils sortent de ce travail, ayant trompé la confiance, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, insulté la morale en la rendant l’excuse de la dureté, profané toutes les expressions et foulé aux pieds tous les sentimens. Ils survivent ainsi à leur meilleure nature, pervertis par leur victoire, ou honteux de cette victoire, si elle ne les a pas pervertis.¶ Quelques personnes m’ont demandé ce qu’aurait dit faire Adolphe, pour éprouver et causer moins de peine? Sa position et celle d’Ellénore étaient sans ressource, et c’est précisément ce que j’ai voulu. Je l’ai montré tourmenté parce qu’il n’aimait que faiblement Ellénore: mais il n’eût pas été moins tourmenté, s’il l’eut aimée davantage. Il soutirait par elle, faute de sentiment: avec un sentiment plus passionné, il eût souffert pour elle. La société, désapprobatrice et dédaigneuse, aurait versé tous ses venins sur l’affection que son aveu n’eût pas sanctionnée. C’est ne pas commencer de telles liaisons qu’il faut pour le bonheur de la vie: quand on est entré dans cette route, on n’a plus que le choix des maux.¶
Table des matières
iADOLPHE;
ANECDOTE
TROUVÉE DANS LES PAPIERS D’UN INCONNU,
ET PUBLIÉE
PAR
M. BENJAMIN DE CONSTANT.

LONDRES:
CHEZ COLBURN, LIBRAIRE,
PARIS:
CHEZ
TRÖTTEL ET WURTZ.
1816.





iiiAVIS DE L’ÉDITEUR.
Je parcourais l’Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un débordemeut du Néto. Il y avait, dans la même auberge, un étranger qui se trouvait forcé d’y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste. Il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui, comme un seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. Il m’est égal, me répondait-il, d’être ici ou ailleurs. Notre hôte, qui avait causé avec un domestique ivNapolitain, qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu’il ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monumens, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d’une manière suivie. Il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait des journées entières, assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains.
Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis de partir, cet étranger tomba très-malade. L’humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n’y avait à Cerenza qu’un chirurgien de village. Je voulais envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. Ce n’est pas la vpeine, me dit l’étranger, l’homme que voilà est précisément ce qu’il me faut. Il avait raison, peut-être plus qu’il ne le pensait; car cet homme le guérit. Je ne vous croyais pas si habile, lui dit-il avec une sorte d’humeur, en le congédiant: puis il me remercia de mes soins, et il partit.
Plusieurs mois après, je reçus à Naples une lettre de l’hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli, route que l’étranger et moi nous avions suivie, mais séparément. L’aubergiste qui me l’envoyait se croyait sûr qu’elle appartenait à l’un de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes, sans adresses, ou dont les adresses et les signatures étaient effavicées, un portrait de femme, et un cahier contenant l’anecdote, ou l’histoire qu’on va lire. L’étranger, propriétaire de ces effets, ne m’avait laissé, en me quittant, aucun moyen de lui écrire. Je les conservais depuis dix ans, incertain de l’usage que je devais en faire, lorsqu’en ayant parlé, par hasard, à quelques personnes, dans une ville d’Allemagne, l’une d’entr’elles me demanda avec instance de lui confier le manuscrit dont j’étais dépositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoyé, avec une lettre que j’ai placée à la fin de cette histoire, parce qu’elle serait inintelligible, si on la lisait, avant de connaître l’histoire elle-même.
Cette lettre m’a décidé à la publicaviition actuelle, en me donnant la certitude qu’elle ne peut offenser ni compromettre personne. Je n’ai pas changé un mot à l’original. La suppression même des noms propres ne vient pas de moi. Ils n’étaient désignés que comme ils sont encore, par des lettres initiales.




1ADOLPHE.
CHAPITRE PREMIER.
Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l’université de Göttingue. – L’intention de mon père, ministre de l’Électeur de ****, était que je parcourusse les pays les plus remarquables de l’Europe. Il voulait ensuite m’appeler auprès de lui, me faire entrer dans le département dont la direction lui était confiée, et me préparer à le remplacer un jour. J’avais obtenu, par un travail assez opiniâtre, au milieu d’une vie 2très-dissipée, des succès qui m’avaient distingué de mes compagnons d’étude, et qui avaient fait concevoir à mon père sur moi des espérances probablement fort exagérées.
Ces espérances l’avaient rendu très-indulgent pour beaucoup de fautes que j’avais commises. Il ne m’avait jamais laissé souffrir des suites de ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu mes demandes à cet égard.
Malheureusement sa conduite était plutôt noble et généreuse que tendre. J’étais pénétré de tous ses droits à ma reconnaissance et à mon respect. Mais aucune confiance n’avait existé jamais entre nous. Il avait dans l’esprit je ne sais quoi d’ironique qui convenait mal à mon caractère. Je ne demandais alors 3qu’à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l’âme hors de la sphère commune, et lui inspirent le dédain de tous les objets qui l’environnent. Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait d’abord de pitié, et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d’avoir eu jamais un entretien d’une heure avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles. Mais à peine étions-nous en présence l’un de l’autre, qu’il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moi d’une manière pénible. Je ne 4savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusques dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur nos impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentimens mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas, que même avec son fils, mon père était timide, et que souvent après avoir long-temps attendu de moi quelques témoignages d’affection que sa froideur apparente semblait m’interdire, il me quittait les 5yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d’autres de ce que je ne l’aimais pas.
Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune, et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me 6la rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables pensées. Delà une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est même à présent l’effet de cette disposition d’âme, que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n’avais point ce7pendant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraît annoncer. Tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne m’apercevais pas; mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour-à-tour attiraient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s’était encore fortifiée par l’idée de la mort, idée qui m’avait frappé très-jeune, et sur laquelle je n’ai jamais conçu que les hommes s’étourdissent si facilement. J’avais à l’âge de dix-sept ans vu mourir une femme âgée, dont l’esprit, d’une tournure remarquable et bisarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant 8d’autres, s’était, à l’entrée de sa carrière, lancée vers le monde qu’elle ne connaissait pas, avec le sentiment d’une grande force d’âme et de facultés vraiment puissantes. Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir, et la vieillesse enfin l’avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d’une de nos terres, mécontente et retirée, n’ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant près d’un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces et la mort toujours pour terme de tout. Et après avoir tant causé de la mort avec elle, 9j’avais vu la mort la frapper à mes yeux.
Cet événement m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas. Je lisais de préférence dans les poëtes ce qui rappelait la briéveté de la vie humaine. Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie, précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif? Serait-ce que la vie semble d’autant plus réelle, que 10toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans l’horizon, lorsque les nuages se dissipent?
Je me rendis, en quittant Göttingue, dans la petite ville de D***. Cette ville était la résidence d’un Prince, qui, comme la plupart de ceux de l’Allemagne, gouvernait avec douceur un pays de peu d’étendue, protégeait les hommes éclairés qui venaient s’y fixer, laissait à toutes les opinions une liberté parfaite, mais qui, borné par l’ancien usage à la société de ses courtisans, ne rassemblait par là même autour de lui que des hommes en grande partie insignifians ou médiocres. Je fus accueilli dans cette cour, avec la curiosité qu’inspire naturellement tout étranger qui 11vient rompre le cercle de la monotonie et de l’étiquette. Pendant quelques mois, je ne remarquai rien qui put captiver mon attention. J’étais reconnaissant de l’obligeance qu’on me témoignait. Mais tantôt ma timidité m’empêchait d’en profiter, tantôt la fatigue d’une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l’on m’invitait à partager. Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gens m’inspiraient de l’intérêt. Or les hommes se blessent de l’indifférence. Ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation. Ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuye avec eux naturellement. Quelquefois je cherchais à contraindre mon ennui: je me réfugiais dans une taciturnité profonde: 12on prenait cette taciturnité pour du dédain. D’autrefois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller à quelques plaisanteries, et mon esprit mis en mouvement, m’entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridicules que j’avais observés durant un mois. Les confidens de mes épanchemens subits et involontaires ne m’en savaient aucun gré, et avaient raison: car c’était le besoin de parler qui me saisissait et non la confiance. J’avais contracté dans mes conversations avec la femme qui la première avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j’entendais la médiocrité disserter avec 13complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu’elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire: non que j’eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j’étais impatienté d’une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinct m’avertissait d’ailleurs de me défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu’elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails.
Je me donnai bientôt par cette conduite une grande réputation de légé14reté, de persifflage, de méchanceté. Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d’une âme haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu’il y avait de plus respectable. Ceux dont j’avais eu le tort de me moquer, trouvaient commode de faire cause commune avec les principes qu’ils m’accusaient de révoquer en doute. Parce que sans le vouloir, je les avais fait rire aux dépens les uns des autres, tous se réunirent contre moi. On eût dit qu’en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu’ils m’avaient faite. On eût dit qu’en se montrant à mes yeux tels qu’ils étaient, ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence. Je n’avais point la cons15cience d’avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière. J’en trouvais à les observer et à les décrire: et ce qu’ils appelaient une perfidie, me paraissait un dédommagement tout innocent et très-légitime.
Je ne veux point ici me justifier. J’ai renoncé depuis long-temps à cet usage frivole et facile d’un esprit sans expérience. Je veux simplement dire, et cela pour d’autres que pour moi qui suis maintenant à l’abri du monde, qu’il faut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur, nous l’ont faite. L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect d’une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un 16cœur naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre. Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu’elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l’on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule, tandis qu’en entrant on n’y respirait qu’avec effort.
Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils renferment en eux-mêmes leur dissentiment secret. Ils aperçoivent dans la plupart des ridicules, le germe des vices. Ils n’en plaisantent plus, parce que le mépris 17remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux.
Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable. On ne pouvait même m’en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement; mais on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr, deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas.




18CHAPITRE II.
Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de l’impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des études que j’interrompais souvent, des projets que je n’exécutais pas, des plaisirs qui ne m’intéressaient guères, lorsqu’une circonstance très-frivole en apparence produisit dans ma disposition une révolution importante.
Un jeune homme avec lequel j’étais assez lié, cherchait depuis quelques mois à plaire à l’une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions. J’étais le confi19dent très-désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts, il parvint à se faire aimer, et comme il ne m’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès. Rien n’égalait ses transports et l’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretter de n’en avoir pas essayé encore. Je n’avais point eu jusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour propre. Un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux. Un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la vanité. Il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentimens 20de l’homme sont confus et mélangés; ils se composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.
J’avais dans la maison de mon père adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour. Il les regardait comme des amusemens, si non permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe, qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire 21ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire, de contracter un engagement durable, avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs. Mais du reste, toutes les femmes, aussi long-temps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvéniens, être prises, puis être quittées: et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu: Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir.
L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfans s’étonnent de voir 22contredire par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules bannales que leurs parens sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.
Tourmenté d’une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et je regardais autour de moi; je ne voyais personne qui m’inspirât de l’amour, personne qui me parut susceptible d’en prendre. J’interrogeais mon cœur et mes goûts; je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Je m’agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P***, 23homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite! il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré, dans plusieurs occasions, un caractère distingué. Sa famille, assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son père avait été proscrit. Sa mère était allé chercher un asile en France, et y avait mené sa fille, qu’elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet. Le comte de P*** en était devenu amoureux. J’ai toujours ignoré comment s’était formée une liaison, qui, lorsque j’ai vu 24pour la première fois Ellénore, était, dès long-temps, établie et pour ainsi dire consacrée. La fatalité de sa situation, ou l’inexpérience de son âge l’avaient-elles jetée dans une carrière qui répugnait également à son éducation, à ses habitudes, et à la fierté qui faisait une partie très-remarquable de son caractère? Ce que je sais, ce que tout le monde a su, c’est que la fortune du comte de P*** ayant été presqu’entièrement détruite, et sa liberté menacée, Ellénore lui avait donné de telles preuves de dévouement, avait rejeté avec un tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé ses périls et sa pauvreté avec tant de zèle et même de joie, que la sévérité la plus scrupuleuse ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la 25pureté de ses motifs et au désintéressement de sa conduite. C’était à son activité, à son courage, à sa raison, aux sacrifices de tout genre qu’elle avait supportés sans se plaindre, que son amant devait d’avoir recouvré une partie de ses biens. Ils étaient venus s’établir à D*** pour y suivre un procès qui pouvait rendre entièrement au comte de P*** son ancienne opulence, et comptaient y rester environ deux ans.
Ellénore n’avait qu’un esprit ordinaire: mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujours simples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse et l’élévation de ses sentimens. Elle avait beaucoup de préjugés, mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. Elle attachait le plus 26grand prix à la régularité de la conduite, précisément parce que la sienne n’était pas régulière suivant les notions reçues. Elle était très-religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n’aurait paru à d’autres femmes que des plaisanteries innocentes, parce qu’elle craignait toujours qu’on ne se crut autorisé par son état à lui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de mœurs irréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d’être comparée, se forment d’ordinaire une société mélangée, et se résignant à la perte de la considération, ne cherchent 27dans leurs relations que l’amusement. Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. Elle protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe dans laquelle elle se trouvait rangée: et comme elle sentait que la réalité était plus forte qu’elle, et que ses efforts ne changeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elle élevait deux enfans qu’elle avait eus du comte de P*** avec une austérité excessive. On eût dit quelquefois qu’une révolte secrète se mêlait à l’attachement plutôt passionné que tendre qu’elle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu’on lui faisait à bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfans grandissaient, sur 28les talens qu’ils promettaient d’avoir, sur la carrière qu’ils auraient à suivre, on la voyait pâlir de l’idée qu’il faudrait qu’un jour elle leur avouât leur naissance. Mais le moindre danger, une heure d’absence, la ramenait à eux avec une anxiété où l’on démêlait une espèce de remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu’elle n’y trouvait pas elle-même. Cette opposition entre ses sentimens et la place qu’elle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne: quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d’une idée particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais parfaitement calme. 29Mais par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux et d’inattendu, qui la rendait plus piquante qu’elle n’aurait dû l’être naturellement. La bisarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté des idées. On l’examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.
Offerte à mes regards dans un moment où mon cœur avait besoin d’amour, ma vanité de succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans la société d’un homme différent de ceux qu’elle avait vus jusqu’alors. Son cercle s’était composé de quelques amis ou parens de son amant et de leurs femmes, que l’ascendant du comte de P*** avait forcées à 30recevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de sentimens aussi bien que d’idées; les femmes ne différaient de leurs maris que par une médiocrité plus inquiète et plus agitée, parce qu’elles n’avaient pas, comme eux, cette tranquillité d’esprit qui résulte de l’occupation et de la régularité des affaires. Une plaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélange particulier de mélancolie et de gaieté, de découragement et d’intérêt, d’enthousiasme et d’ironie, étonnèrent et attachèrent Ellénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à la vérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire jour à travers les obstacles, et sortir de cette lutte, plus agréa31bles, plus naïves et plus neuves: car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et les débarassent de ces tournures qui les font paraître tour-à-tour communes et affectées. Nous lisions ensemble des poètes anglais: nous nous promenions ensemble. J’allais souvent la voir le matin: j’y retournais le soir: je causais avec elle sur mille sujets.
Je pensais faire en observateur froid et impartial le tour de son caractère et de son esprit. Mais chaque mot qu’elle disait me semblait revêtu d’une grâce inexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d’une manière inusitée. J’attribuais à son charme cet effet presque magique. J’en aurais joui plus complettement 32encore sans l’engagement que j’avais pris envers mon amour-propre. Cet amour propre était en tiers entre Ellénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher au plus vite vers le but que je m’étais proposé. Je ne me livrais donc pas sans réserve à mes impressions. Il me tardait d’avoir parlé, car il me semblait que je n’avais qu’à parler pour réussir. Je ne croyais point aimer Ellénore; mais déjà je n’aurais pu me résigner à ne pas lui plaire. Elle m’occupait sans cesse. Je formais mille projets; j’inventais mille moyens de conquête, avec cette fatuité sans expérience, qui se croit sûre du succès, parce qu’elle n’a rien essayé.
Cependant une invincible timidité m’arrêtait. Tous mes discours expi33raient sur mes lèvres, ou se terminaient tout autrement que je ne l’avais projetté. Je me débattais intérieurement. J’étais indigné contre moi-même.
Je cherchai enfin un raisonnement qui pût me tirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je me dis qu’il ne fallait rien précipiter, qu’Ellénore était trop peu préparée à l’aveu que je méditais, et qu’il valait mieux attendre encore. Presque toujours pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses. Cela satisfait cette portion de nous, qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l’autre.
Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme 34l’époque invariable d’une déclaration positive, et chaque lendemain s’écoulait comme la veille. Ma timidité me quittait, dès que je m’éloignais d’Ellénore. Je reprenais alors mes plans habiles et mes profondes combinaisons. Mais à peine me retrouvais-je auprès d’elle que je me sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque aurait lu dans mon cœur, en son absence, m’aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible. Quiconque m’eût aperçu à ses côtés, eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L’on se serait également trompé dans ces deux jugemens. Il n’y a point d’unité complette dans l’homme, et presque jamais personne n’est tout-à-fait sincère, ni tout-à-fait de mauvaise foi.
35Convaincu par ces expériences réitérées que je n’aurais jamais le courage de parler à Ellénore, je me déterminai à lui écrire. Le comte de P*** était absent. Les combats que j’avais livrés long-temps à mon propre caractère, l’impatience que j’éprouvais de n’avoir pu le surmonter, mon incertitude sur le succès de ma tentative, jetèrent dans ma lettre une agitation qui ressemblait fort à l’amour. Échauffé d’ailleurs que j’étais par mon propre style, je ressentais, en finissant d’écrire, un peu de la passion que j’avais cherché à exprimer avec toute la force possible.
Ellénore vit dans ma lettre ce qu’il était naturel d’y voir, le transport passager d’un homme qui avait dix ans de moins qu’elle, dont le cœur s’ou36vrait à des sentimens qui lui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié qne de colère. Elle me répondit avec bonté, me donna des conseils affectueux, m’offrit une amitié sincère, mais me déclara que jusqu’au retour du comte de P***, elle ne pourrait me recevoir.
Cette réponse me bouleversa. Mon imagination, s’irritant de l’obstacle, s’empara de toute mon existence. L’amour, qu’une heure auparavant je m’applaudissais de feindre, je crus tout-à-coup l’éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore. On me dit qu’elle était sortie. Je lui écrivis. Je la suppliai de m’accorder une dernière entrevue; je lui peignis en termes déchirans mon désespoir, les projets 37funestes que m’inspirait sa cruelle détermination. Pendant une grande partie du jour, j’attendis vainement une réponse. Je ne calmais mon inexprimable souffrance qu’en me répétant que le lendemain, je braverais toutes les difficultés pour pénétrer jusqu’à Ellénore et pour lui parler. On m’apporta le soir quelques mots d’elle: ils étaient doux. Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse. Mais elle persistait dans sa résolution, qu’elle m’annonçait comme inébranlable. Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne, dont ses gens ignoraient le nom. Ils n’avaient même aucun moyen de lui faire parvenir des lettres.
38Je restai long-temps immobile à sa porte, n’imaginant plus aucune chance de la retrouver. J’étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les instans où je m’étais dit que je n’aspirais qu’à un succès, que ce n’était qu’une tentative à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, qui déchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J’étais également incapable de distraction et d’étude. J’errais sans cesse devant la porte d’Ellénore. Je me promenais dans la ville, comme si, au détour de chaque rue, j’avais pu espérer de la rencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but, qui servaient à remplacer mon agitation par 39de la fatigue, j’aperçus la voiture du comte de P***, qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied à terre. Après quelques phrases bannales, je lui parlai, en déguisant mon trouble, du départ subit d’Ellénore. Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d’ici, a éprouvé je ne sais quel événement fâcheux, qui a fait croire à Ellénore que ses consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C’est une personne que tous ses sentimens dominent, et dont l’âme, toujours active, trouve presque du repos dans le dévouement. Mais sa présence ici m’est trop nécessaire. Je vais lui écrire. Elle reviendra sûrement dans quelques jours.
Cette assurance me calma. Je sen40tis ma douleur s’appaiser. Pour la première fois, depuis le départ d’Ellénore, je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l’espérait le comte de P***. Mais j’avais repris ma vie habituelle, et l’angoisse que j’avais éprouvée commençait à se dissiper, lorsqu’au bout d’un mois M. de P***, me fit avertir qu’Ellénore devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui maintenir dans la société la place que son caractère méritait, et dont sa situation semblait l’exclure, il avait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti à voir Ellénore.
Mes souvenirs reparurent, d’abord confus, bientôt plus vifs. Mon amour-41propre s’y mêlait. J’étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m’avait traité comme un enfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de ce qu’une courte absence avait calmé l’effervescence d’une jeune tête: et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour moi. Par degrés mes sentimens se réveillèrent. Je m’étais levé ce jour là même, ne songeant plus à Ellénore: une heure après avoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mes yeux, régnait sur mon cœur, et j’avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir.
Je restai chez moi toute la journée. Je m’y tins, pour ainsi dire, caché. Je tremblais que le moindre mouvement ne prévint notre rencontre. Rien pour42tant n’était plus simple, plus certain: mais je la désirais avec tant d’ardeur qu’elle me paraissait impossible. L’impatience me dévorait. À tous les instans je consultais ma montre. J’étais obligé d’ouvrir ma fenêtre pour respirer. Mon sang me brûlait, en circulant dans mes veines.
Enfin, j’entendis sonner l’heure à laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout-à-coup en timidité. Je m’habillai lentement. Je ne me sentais plus pressé d’arriver. J’avais un tel effroi que mon attente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que je courais risque d’éprouver, que j’aurais consenti volontiers à tout ajourner.
Il était assez tard, lorsque j’entrai 43chez M. de P***. J’aperçus Ellénore assise au fond de la chambre. Je n’osais avancer. Il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coin du sallon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là je contemplais Ellénore. Elle me parut légèrement changée. Elle était plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l’espèce de retraite où je m’étais réfugié. Il vint à moi, me prit par la main, et me conduisit vers Ellénore. Je vous présente, lui dit-il en riant, l’un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonné. Ellénore parlait à une femme placée à côté d’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres. Elle demeura 44toute interdite: je l’étais beaucoup moi-même.
On pouvait nous entendre. J’adressai à Ellénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu’on avait servi. J’offris à Ellénore mon bras qu’elle ne put refuser. Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures, je pars à l’instant, j’abandonne mon pays et ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j’abjure tous mes devoirs, et je vais, n’importe où, finir au plutôt une vie que vous vous plaisez à empoisonner. Adolphe, me répondit-elle, et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m’éloigner. Je ne sais ce que 45mes traits exprimèrent; mais je n’avais jamais éprouvé de contraction si violente.
Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d’affection se peignit sur sa figure. Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure…… Beaucoup de personnes nous suivaient. Elle ne put achever sa phrase. Je pressai sa main de mon bras. Nous nous mîmes à table.
J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé. Je fus placé à-peu-près vis-à-vis d’elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur: mais elle retombait bientôt dans la distraction. 46Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. Je n’ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. J’aspirais à produire dans l’esprit d’Ellénore une impression agréable. Je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l’entrevue qu’elle m’avait accordée. J’essayai donc de mille manières de fixer son attention. Je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l’intéresser. Nos voisins s’y mêlèrent. J’étais inspiré par sa présence. Je parvins à me faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire. J’en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de re47connaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent. Elle ne résista plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais, et quand nous sortîmes de table, nos cœurs étaient d’intelligence, comme si nous n’avions jamais été séparés. Vous voyez, lui dis-je, en lui donnant la main pour rentrer dans le sallon, que vous disposez de toute mon existence; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter?




48CHAPITRE III.
Je passai la nuit sans dormir. Il n’était plus question dans mon âme ni de calculs ni de projets. Je me sentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n’était plus l’espoir du succès qui me faisait agir. Le besoin de voir celle que j’aimais, de jouir de sa présence, me dominait exclusivement. Onze heures sonnèrent. Je me rendis auprès d’Ellénore. Elle m’attendait. Elle voulut parler. Je lui demandai de m’écouter. Je m’assis auprès d’elle, car je pouvais à peine me soutenir, et je continuai en 49ces termes, non sans être obligé de m’interrompre souvent.
Je ne viens point réclamer contre la sentence que vous avez prononcée. Je ne viens point rétracter un aveu qui a pu vous offenser. Je le voudrais en vain. Cet amour que vous repoussez est indestructible. L’effort même que je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calme, est une preuve de la violence d’un sentiment qui vous blesse. Mais ce n’est plus pour vous en entretenir que je vous ai priée de m’entendre. C’est au contraire, pour vous demander de l’oublier, de me recevoir comme autrefois, d’écarter le souvenir d’un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez un secret que j’aurais dû renfermer 50au fond de mon âme; vous connaissez ma situation; ce caractère qu’on dit bisarre et sauvage; ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il est condamné. Votre amitié me soutenait. Sans cette amitié je ne puis vivre. J’ai pris l’habitude de vous. Vous avez laissé naître et se former cette douce habitude. Qu’ai-je fait pour perdre cette unique consolation d’une existence si triste et si sombre? Je suis horriblement malheureux. Je n’ai plus le courage de supporter un si long malheur. Je n’espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir, mais je dois vous voir, s’il faut que je vive.
Ellénore gardait le silence. Que 51craignez-vous, repris-je? Qu’est-ce que j’exige? Ce que vous accordez à tous les indifférens! Est-ce le monde que vous redoutez? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent? N’y va-t-il pas de ma vie? Ellénore, rendez-vous à ma prière. Vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, occupé de vous seule, n’existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à la souffrance et au désespoir.
Je poursuivis long-temps de la sorte, levant toutes les objections, retournant 52de mille manières tous les raisonnemens qui plaidaient en ma faveur. J’étais si soumis, si résigné, je demandais si peu de chose, j’aurais été si malheureux d’un refus!
Ellénore fut émue. Elle m’imposa plusieurs conditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieu d’une société nombreuse, avec l’engagement que je ne lui parlerai jamais d’amour. Je promis ce qu’elle voulut. Nous étions contens tous les deux, moi d’avoir reconquis le bien que j’avais été menacé de perdre, Ellénore de se trouver à la fois généreuse, sensible et prudente.
Je profitai dès le lendemain de la permission que j’avais obtenue. Je continuai de même les jours suivans. 53Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peu fréquentes. Bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de P*** une confiance entière. Il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l’opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il était appelé à vivre, il aimait à voir s’augmenter la société d’Ellénore. Sa maison remplie constatait à ses yeux son propre triomphe sur l’opinion.
Lorsque j’arrivais, j’apercevais dans les regards d’Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s’amusait dans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. L’on ne racontait rien d’intéressant qu’elle ne 54m’appelât pour l’entendre. Mais elle n’était jamais seule. Des soirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots insignifians ou interrompus. Je ne tardai pas à m’irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à peine, lorsqu’un autre que moi s’entretenait à part avec Ellénore; j’interrompais brusquement ces entretiens. Il m’importait peu qu’on pût s’en offenser, et je n’étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce changement. Que voulez-vous? lui dis-je avec impatience. Vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pour moi. Je suis forcé de 55vous dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d’être. Autrefois vous viviez retirée. Vous fuyiez une société fatigante. Vous évitiez ces éternelles conversations qui se prolongent, précisément parce qu’elles ne devraient jamais commencer. Aujourd’hui votre porte est ouverte à la terre entière. On dirait qu’en vous demandant de me recevoir, j’ai obtenu pour tout l’univers la même faveur que pour moi. Je vous l’avoue, en vous voyant jadis si prudente, je ne m’attendais pas à vous trouver si frivole.
Je démêlai dans les traits d’Ellénore une impression de mécontentement et de tristesse. Chère Ellénore, lui dis-je, en me radoucissant tout-à-coup, ne méritai-je donc pas d’être distingué des 56mille importuns qui vous assiégent? L’amitié n’a-t-elle pas ses secrets? N’est-elle pas ombrageuse et timide, au milieu du bruit et de la foule?
Ellénore craignait, en se montrant inflexible, de voir se renouveler des imprudences qui l’alarmaient pour elle et pour moi. L’idée de rompre n’approchait plus de son cœur. Elle consentit à me recevoir quelquefois seule.
Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu’elle m’avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour. Elle se familiarisa par degrés avec ce langage. Bientôt elle m’avoua qu’elle m’aimait.
Je passai quelques heures à ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant mille assu57rances de tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elle me raconta ce qu’elle avait souffert en essayant de s’éloigner de moi, que de fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts, comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait annoncer mon arrivée, quel trouble, quelle joie, quelle crainte, elle avait ressentis en me revoyant, par quelle défiance d’elle-même, pour concilier le penchant de son cœur avec la prudence, elle s’était livrée aux distractions du monde, et avait recherché la foule qu’elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d’une vie entière. L’amour supplée aux longs sou58venirs, par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé. L’amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d’avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguères nous était presqu’étranger. L’amour n’est qu’un point lumineux, et néanmoins il semble s’emparer du temps. Il y a peu de jours qu’il n’existait pas. Bientôt il n’existera plus. Mais tant qu’il existe, il répand sa clarté sur l’époque qui l’a précédé, comme sur celle qui doit le suivre.
Ce calme pourtant dura peu. Ellénore était d’autant plus en garde contre sa faiblesse, qu’elle était poursuivie du souvenir de ses fautes: et mon imagination, mes désirs, une théorie de 59fatuité, dont je ne m’apercevais pas moi-même, se révoltait contre un tel amour: toujours timide, souvent irrité, je me plaignais, je m’emportais, j’accablais Ellénore de reproches. Plus d’une fois elle forma le projet de briser un lien qui ne répandait sur sa vie que de l’inquiétude et du trouble. Plus d’une fois, je l’appaisai par mes supplications, mes désaveux et mes pleurs.
Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, je suis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent, j’erre au hasard, courbé sous le fardeau d’une existence que je ne sais comment supporter. La société m’importune, la solitude m’accable. Ces indifférens qui m’observent, qui 60ne connaissent rien de ce qui m’occupe, qui me regardent avec une curiosité sans intérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent me parler d’autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mortelle. Je les fuis; mais seul, je cherche en vain un air qui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cette terre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais. Je pose ma tête sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvre ardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit votre maison. Je reste là, les yeux fixés sur cette retraite que je n’habiterai jamais avec vous: et si je vous avais rencontrée plutôt, vous auriez pu être à moi! J’aurais serré dans mes bras 61la seule créature que la nature ait formée pour mon cœur, pour ce cœur qui a tant souffert parce qu’il vous cherchait, et qu’il ne vous a trouvée que trop tard! Lorsqu’enfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arrive où je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent les sentimens que je porte en moi. Je m’arrête, je marche à pas lents, je retarde l’instant du bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois toujours sur le point de perdre, bonheur imparfait et troublé, contre lequel conspirent peut-être à chaque minute et les événemens funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques et 62votre propre volonté. Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l’entr’ouvre, une nouvelle terreur me saisit. Je m’avance comme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m’enviaient l’heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre son m’effraie; le moindre mouvement autour de moi m’épouvante. Le bruit même de mes pas me fait reculer. Tout près de vous je crains encore quelqu’obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin, je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et je m’arrête, comme le fugitif qui touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même, lorsque tout mon 63être s’élance vers vous, lorsque j’aurais un tel besoin de me reposer de tant d’angoisses, de poser ma tête sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je me contraigne avec violence, que même auprès de vous, je vive encore d’une vie d’effort. Pas un instant d’épanchement! Pas un instant d’abandon! Vos regards m’observent. Vous êtes embarrassée, presqu’offensée de mon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures délicieuses, où du moins vous m’avouiez votre amour. Le temps s’enfuit, de nouveaux intérêts vous appellent, vous ne les oubliez jamais: vous ne retardez jamais l’instant qui m’éloigne. Des étrangers viennent; il n’est plus permis de vous regarder: 64je sens qu’il faut fuir pour me dérober aux soupçons qui m’environnent. Je vous quitte plus agité, plus déchiré, plus insensé qu’auparavant: je vous quitte et je retombe dans cet isolement effroyable, ou je me débats sans rencontrer un seul être sur lequel je puisse m’appuyer, me reposer un moment.
Ellénore n’avait jamais été aimée de la sorte. M. de P*** avait pour elle une affection très-vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dévouement, beaucoup de respect pour son caractère. Mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de supériorité sur une femme qui s’était donnée publiquement à lui, sans qu’il l’eût épousée. Il aurait pu contracter des liens plus honorables, 65suivant l’opinion commune: il ne le lui disait point: il ne se le disait peut-être pas à lui-même: mais ce qu’on ne dit pas n’en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n’avait eu jusqu’alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes reproches n’étaient que des preuves plus irréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations, toutes mes idées. Je revenais des emportemens qui l’effrayaient à une soumission, à une tendresse, à une vénération idolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amour tenait du culte, et il avait pour elle d’autant plus de charme, qu’elle craignait sans cesse de 66se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna enfin toute entière.
Malheur à l’homme qui, dans les premiers momens d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu’il vient d’obtenir, conserve une funeste préscience, et prévoit qu’il pourra s’en détacher! Une femme que son cœur entraîne a dans cet instant quelque chose de touchant et de sacré. Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître. J’aimai, je respectai mille fois plus Ellénore, après qu’elle se fut donnée. Je mar67chais avec orgueil au milieu des hommes: je promenais sur eux un regard dominateur. L’air que je respirais était à lui seul une jouissance. Je m’élançais au devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespérè, du bienfait immense qu’elle avait daigné m’accorder.




68CHAPITRE IV.
Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre! Cette persuasion que nous avons trouvé l’être que la nature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue, attachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui ne laissent dans notre âme qu’une longue trace de bonheur, cette gaîté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence et dans l’ab69sence tant d’espoir, ce détachement de tous les soins vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons, cette intelligence mutuelle, qui devine chaque pensée et qui répond à chaque émotion! Charme de l’amour, qui vous éprouva ne sauroit vous décrire.
M. de P*** fut obligé, pour des affaires pressantes, de s’absenter pendant six semaines. Je passai ce temps chez Ellénore, presque sans interruption. Son attachement semblait s’être accru du sacrifice qu’elle m’avait fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je 70reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie; j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance, et tous mes momens ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances, lorsqu’on me proposait quelque partie, que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je ne re71grettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt. Mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’y renoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d’elle de ma propre volonté, sans me dire que l’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sans que l’idée de sa peine vint se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence: mais elle n’était plus un but; elle était devenue un lien. Je craignais d’ailleurs de la compromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, ses enfans qui pouvaient m’observer. Je tremblais de l’idée de dé72ranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c’était un devoir sacré pour moi de respecter son repos. Je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l’assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à m’écouter. En même temps je craignais horriblement de l’affliger. Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volonté devenait la mienne. Je n’étais à mon aise que lorsqu’elle était contente de moi. Lorsqu’en insistant sur la nécessité de m’éloigner pour quelques instans, j’étais parvenu à la quitter, l’image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait une 73fièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible. Je volais vers elle, je me faisais une fête de la consoler, de l’appaiser. Mais à mesure que je m’approchais de sa demeure, un sentiment d’humeur contre cet empire bisarre se mêlait à mes autres sentimens. Ellénore elle-même était violente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi, ce qu’elle n’avait éprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœur avait été froissé par une dépendance pénible. Elle était avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans une parfaite égalité. Elle s’était relevée à ses propres yeux, par un amour pur de tout calcul, de tout intérêt. Elle savait que j’étais 74bien sûr qu’elle ne m’aimait que pour moi-même. Mais il résultait de son abandon complet avec moi, qu’elle ne me déguisait aucun de ses mouvemens, et lorsque je rentrais dans sa chambre, impatienté d’y rentrer plutôt que je ne l’aurais voulu, je la trouvais triste, ou irritée. J’avais souffert deux heures loin d’elle de l’idée qu’elle souffrait loin de moi. Je souffrais deux heures près d’elle, avant de pouvoir l’appaiser.
Cependant je n’étais pas malheureux. Je me disais qu’il était doux d’être aimé, même avec exigeance. Je sentais que je lui faisais du bien. Son bonheur m’était nécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.
D’ailleurs, l’idée confuse que, par la seule nature des choses, cette liaison 75ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports, servait néanmoins à me calmer dans mes accès de fatigue ou d’impatience. Les liens d’Ellénore avec le comte de P***, la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mon départ que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dont l’époque était prochaine, toutes ces considérations m’engageaient à donner et à recevoir encore le plus de bonheur qu’il était possible. Je me croyais sûr des années, je ne disputais pas les jours.
Le comte de P*** revint. Il ne tarda pas à soupçonner mes relations avec Ellénore. Il me reçut chaque jour d’un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dan76gers qu’elle courait. Je la suppliai de permettre que j’interrompisse pour quelques jours mes visites. Je lui représentai l’intérêt de sa réputation, de sa fortune, de ses enfans. Elle m’écouta long-temps en silence. Elle était pâle comme la mort. De manière ou d’autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt. Ne devançons pas ce moment: Ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures; des jours, des heures, c’est tout ce qu’il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras.
Nous continuâmes donc à vivre comme auparavant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, le comte de P*** taciturne et soucieux. Enfin 77la lettre que j’attendais arriva. Mon père m’ordonnait de me rendre auprès de lui. Je portai cette lettre à Ellénore. Déjà, me dit-elle, après l’avoir lue, je ne croyais pas que ce fût si tôt. Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elle me dit: Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir: mais je vous conjure de ne pas partir encore; trouvez des prétextes pous rester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long? Je voulus combattre sa résolution, mais elle pleurait si amèrement, elle était si tremblante, ses traits portaient l’empreinte d’une souffrance si déchirante, que je ne pus continuer. 78Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l’assurai de mon amour, et je sortis, pour aller écrire à mon père. J’écrivis en effet avec le mouvement que la douleur d’Ellénore m’avait inspiré. J’alléguai mille causes de retard, je fis ressortir l’utilité de continuer à D*** quelques cours que je n’avais pu suivre à Göttingue, et lorsque j’envoyai ma lettre à la poste, c’était avec ardeur que je désirais obtenir le consentement que je demandais.
Je retournai le soir chez Ellénore. Elle était assise sur un sopha. Le comte de P*** était près de la cheminée, et assez loin d’elle. Les deux enfans étaient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cet étonnement de l’enfance, lorsqu’elle 79remarque une agitation dont elle ne soupçonne pas la cause. J’instruisis Ellénore par un geste que j’avais fait ce qu’elle voulait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarassant pour tous trois. On m’assure, Monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt à partir. Je lui répondis que je l’ignorais. Il me semble, répliqua-t-il, qu’à votre âge on ne doit pas tarder à entrer dans une carrière: au reste, ajouta-t-il, en regardant Ellénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici comme moi.
La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblait 80même que j’aurais partagé cette douleur avec une égale amertume. Mais en lisant le consentement qu’il m’accordait, tous les inconvéniens d’une prolongation de séjour se présentèrent tout-à-coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte, m’écriai-je, six mois pendant lesquels j’offense un homme qui m’avait témoigné de l’amitié, j’expose une femme qui m’aime, je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puisse vivre tranquille et considérée, je trompe mon père, et pourquoi? pour ne pas braver un instant une douleur qui tôt ou tard est inévitable! Ne l’éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte, cette douleur? Je ne fais que du mal à Ellénore. Mon senti81ment, tel qu’il est, ne peut la satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur, et moi je vis ici, sans utilité, sans indépendance, n’ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. J’entrai chez Ellénore, tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois, lui dis-je. – Vous m’annoncez cette nouvelle bien sèchement. – C’est que je crains beaucoup, je l’avoue, les conséquences de ce retard pour l’un et pour l’autre. – Il me semble que pour vous du moins elles ne sauraient être bien fâcheuses. – Vous savez fort bien, Ellénore, que ce n’est jamais de moi que je m’occupe le plus. – Ce n’est guères non plus du bonheur des autres. – La conversation avait pris une 82direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regrets, dans une circonstance où elle croyait que je devais partager sa joie: je l’étais du triomphe qu’elle avait remporté sur mes résolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en reproches mutuels. Ellénore m’accusa de l’avoir trompée, de n’avoir eu pour elle qu’un goût passager, d’avoir aliéné d’elle l’affection du comte, de l’avoir remise, aux yeux du public, dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie à sortir. Je m’irritai de voir qu’elle tournât contre moi ce que je n’avais fait que par obéissance pour elle et par crainte de l’affliger. Je me plaignis de ma vie contrainte, de ma jeunesse consumée dans l’inaction, du despotisme qu’elle exerçait sur toutes mes 83démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout-à-coup de pleurs: je m’arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai, j’expliquai. Nous nous embrassâmes, mais un premier coup était porté: une première barrière était franchie. Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables. Nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu’on est long-temps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais de les répéter.
Nous vécûmes ainsi quatre mois, dans des rapports forcés, quelquefois doux, jamais complettement libres, y rencontrant encore du plaisir, mais n’y trouvant plus de charme. Ellénore cependant ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les plus 84vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixait aussi soigneusement l’heure de nos entrevues, que si notre union eût été la plus paisible et la plus tendre. J’ai souvent pensé que ma conduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cette disposition. Si je l’avais aimée comme elle m’aimait, elle aurait eu plus de calme: elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu’elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la prudence venait de moi. Elle ne calculait point ses sacrifices, parce qu’elle était toute occupée à me les faire accepter. Elle n’avait pas le temps de se refroidir à mon égard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employées à me conserver. L’époque fixée de nouveau pour mon 85départ approchait; et j’éprouvais, en y pensant, un mélange de plaisir et de regret, semblable à ce que ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une opération douloureuse.
Un matin, Ellénore m’écrivit de passer chez elle à l’instant: Le comte, me dit-elle, me défend de vous recevoir. Je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J’ai suivi cet homme dans la proscription, j’ai sauvé sa fortune, je l’ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moi maintenant. Moi, je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes instances pour la détourner d’un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l’opinion du public, – cette opinion, me répondit-elle, n’a jamais été juste pour moi. J’ai rempli pendant dix 86ans mes devoirs mieux qu’aucune femme, et cette opinion ne m’en a pas moins repoussée du rang que je méritais. Je lui rappelai ses enfans. – Mes enfans sont ceux de M. de P***. Il les a reconnus, il en aura soin. Ils seront trop heureux d’oublier une mère, dont ils n’ont à partager que la honte. – Je redoublai mes prières. Écoutez, me dit-elle, si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir? Le refuserez-vous, reprit-elle, en saisissant mon bras avec une violence qui me fit frémir? Non, assurément, lui répondis-je, et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dévoué. Mais considérez….. – Tout est considéré, interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant, ne revenez plus ici.
Je passai le reste de la journée dans 87une angoisse inexprimable. Deux jours s’écoulèrent, sans que j’entendisse parler d’Ellénore. Je souffrais d’ignorer son sort, je souffrais même de ne pas la voir, et j’étais étonné de la peine que cette privation me causait. Je désirais cependant qu’elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pour elle, et je commençais à m’en flatter, lorsqu’une femme me remit un billet, par lequel Ellénore me priait d’aller la voir dans telle rue, dans telle maison, au troisième étage. J’y courus, espérant encore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P*** elle avait voulu m’entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvai, faisant les apprêts d’un établissement durable. Elle vint à moi, d’un air à la 88fois content et timide, cherchant à lire dans mes yeux mon impression: Tout est rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre. J’ai de ma fortune particulière soixante-quinze louis de rente, c’est assez pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être me rapprocher de vous. Vous reviendrez peut-être me voir; et comme si elle eut redouté une réponse, elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de mille manières à me persuader qu’elle serait heureuse, qu’elle ne m’avait rien sacrifié, que le parti qu’elle avait pris lui convenait, indépendamment de moi. Il était visible qu’elle se faisait un grand effort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce 89qu’elle me disait. Elle s’étourdissait de ses paroles, de peur d’entendre les miennes: elle prolongeait son discours avec activité, pour retarder le moment où mes objections la replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune. J’acceptai son sacrifice, je l’en remerciai, je lui dis que j’en étais heureux, je lui dis bien plus encore: je l’assurai que j’avais toujours désiré qu’une détermination irréparable me fit un devoir de ne jamais la quitter. J’attribuai mes indécisions à un sentiment de délicatesse, qui me défendait de consentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n’eus, en un mot, d’autre pensée que de chasser loin d’elle toute peine, toute crainte, tout regret, 90toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais, je n’envisageais rien au-delà de ce but, et j’étais sincère dans mes promesses.




91CHAPITRE V.
La séparation d’Ellénore et du comte de P*** produisit dans le public un effet qu’il n’était pas difficile de prévoir. Ellénore perdit en un instant le fruit de dix années de dévouement et de constance. On la confondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives. L’abandon de ses enfans la fit regarder comme une mère dénaturée: et les femmes d’une réputation irréprochable répétèrent avec satisfaction, que l’oubli de la vertu la plus essentielle à leur sexe s’étendait bientôt sur toutes les autres. 92En même temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisir de me blâmer. On vit dans ma conduite celle d’un séducteur, d’un ingrat, qui avait violé l’hospitalité, et sacrifié, pour contenter une fantaisie momentanée, le repos de deux personnes, dont il aurait dû respecter l’une, et ménager l’autre. Quelques amis de mon père m’adressèrent des représentations sérieuses. D’autres, moins libres avec moi, me firent sentir leur désapprobation par des insinuations détournées. Les jeunes gens, au contraire, se montrèrent enchantés de l’adresse avec laquelle j’avais supplanté le comte, et par mille plaisanteries que je voulais en vain réprimer, ils me félicitèrent de ma conquête, et me promirent de m’imiter. 93Je ne saurais peindre ce que j’eus à souffrir et de cette censure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que si j’avais eu de l’amour pour Ellénore, j’aurais ramené l’opinion sur elle et sur moi. Tel est la force d’un sentiment vrai, que, lorsqu’il parle, les interprétations fausses et les convenances factices se taisent. Mais je n’étais qu’un homme faible, reconnaissant et dominé. Je n’étais soutenu par aucune impulsion qui partit du cœur. Je m’exprimais donc avec embarras, je tachais de finir la conversation, et si elle se prolongeait, je la terminais par quelques mots âpres, qui annonçaient aux autres que j’étais prêt à leur chercher querelle. En effet, j’aurais beaucoup mieux aimé me battre avec eux que leur répondre.
94Ellénore ne tarda pas à s’apercevoir que l’opinion s’élevait contr’elle. Deux parentes de M. de P*** qu’il avait forcées par son ascendant à se lier avec elle, mirent le plus grand éclat dans leur rupture, heureuses de se livrer à leur malveillance long-temps contenue, à l’abri des principes austères de la morale. Les hommes continuèrent à voir Ellénore; mais il s’introduisit dans leur ton quelque chose d’une familiarité qui annonçait qu’elle n’était plus appuyée par un protecteur puissant, ni justifiée par une union presque consacrée. Les uns venaient chez elle, parce que, disaient-ils, ils l’avaient connue de tout temps: les autres, parce qu’elle était belle encore, et que sa légéreté récente leur avaient rendu des prétentions qu’ils ne cherchaient pas à lui déguiser. 95Chacun motivait sa liaison avec elle: c’est-à-dire que chacun pensait que cette liaison avait besoin d’excuse. Ainsi la malheureuse Ellénore se voyait tombée pour jamais dans l’état dont, toute sa vie, elle avait voulu sortir. Tout contribuait à froisser son âme, et à blesser sa fierté. Elle envisageait l’abandon des uns, comme une preuve de mépris, l’assiduité des autres, comme l’indice de quelque espérance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait de la société. Ah! sans doute, j’aurais dû la consoler, j’aurais dû la serrer contre mon cœur, lui dire: Vivons l’un pour l’autre, oublions des hommes qui nous méconnaissent, soyons heureux de notre seule estime et de notre seul amour. Je l’essayais aussi. Mais que peut, pour ranimer un sen96timent qui s’éteint, une résolution prise par devoir?
Ellénore et moi, nous dissimulions l’un avec l’autre. Elle n’osait me confier des peines, résultat d’un sacrifice qu’elle savait bien que je ne lui avais pas demandé. J’avais accepté ce sacrifice: je n’osais me plaindre d’un malheur que j’avais prévu, et que je n’avais pas eu la force de prévenir. Nous nous taisions donc sur la pensée unique qui nous occupait constamment. Nous nous prodiguions des caresses: nous parlions d’amour; mais nous parlions d’amour, de peur de nous parler d’autre chose.
Dès qu’il existe un secret entre deux cœurs qui s’aiment, dès que l’un d’eux a pu se résoudre à cacher à l’autre une seule idée, le charmé est rompu, le bon97heur est détruit. L’emportement, l’injustice, la distraction même se réparent. Mais la dissimulation jette dans l’amour un élément étranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux.
Par une inconséquence bisarre, tandis que je repoussais avec l’indignation la plus violente la moindre insinuation contre Ellénore, je contribuais moi-même à lui faire tort dans mes conversations générales. Je m’étais soumis à ses volontés, mais j’avais pris en horreur l’empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur faiblesse, leur exigeance, le despotisme de leur douleur. J’affichais les principes les plus durs; et ce même homme, qui ne résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était poursuivi dans l’absence 98par l’image de la souffrance qu’il avait causée, se montrait dans tous ses discours méprisant et impitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d’Ellénore ne détruisaient pas l’impression que produisaient des propos semblables. On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l’estimait pas. On s’en prenait à elle de n’avoir pas inspiré à son amant plus de considération pour son sexe et plus de respect pour les liens du cœur.
Un homme qui venait habituellement chez Ellénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P***, lui avait témoigné la passion la plus vive, l’ayant forcée par ses persécutions indiscrètes à ne plus le recevoir, se permit contr’elle des railleries outrageantes qu’il 99me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes. Je le blessai dangereusement. Je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble, de terreur, de reconnaissance et d’amour, qui se peignit sur les traits d’Ellénore, lorsqu’elle me revit après cet événement. Elle s’établit chez moi, malgré mes prières. Elle ne me quitta pas un seul instant, jusqu’à ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour; elle me veillait durant la plus grande partie des nuits; elle observait mes moindres mouvemens; elle prévenait chacun de mes désirs; son ingénieuse bonté multipliait ses facultés et doublait ses forces. Elle m’assurait sans cesse qu’elle ne m’aurait pas survécu. J’étais pénétré d’affection, j’é100tais déchiré de remords. J’aurais voulu trouver en moi de quoi récompenser un attachement si constant et si tendre. J’appelais à mon aide, les souvenirs, l’imagination, la raison même, le sentiment du devoir. Efforts inutiles! la difficulté de la situation, la certitude d’un avenir qui devait nous séparer, peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu’il m’était impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je me reprochais l’ingratitude que je m’efforçais de lui cacher. Je m’affligeais, quand elle paraissait douter d’un amour qui lui était si nécessaire. Je ne m’affligeais pas moins, quand elle semblait y croire. Je la sentais meilleure que moi. Je me méprisais d’être indigne d’elle. C’est un affreux mal101heur de n’être pas aimé quand on aime. Mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion, quand on n’aime plus. Cette vie que je venais d’exposer pour Ellénore, je l’aurais mille fois donnée pour qu’elle fût heureuse sans moi.
Les six mois que m’avaient accordés mon père, étaient expirés; il fallut songer à partir. Ellénore ne s’opposa point à mon départ. Elle n’essaya pas même de le retarder. Mais elle me fit promettre, que, deux mois après, je reviendrais près d’elle, ou que je lui permettrais de me rejoindre. Je le lui jurai solennellement. Quel engagement n’aurais-je pas pris, dans un moment où je la voyais lutter contre elle-même et contenir sa douleur! Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la quit102ter. Je savais au fond de mon âme que ses larmes n’auraient pas été désobéies. J’étais reconnaissant de ce qu’elle n’exerçait pas sa puissance. Il me semblait que je l’en aimais mieux. Moi-même d’ailleurs, je ne me séparais pas sans un vif regret d’un être qui m’était si uniquement dévoué. Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre, nous croyons attendre avec impatience l’époque de l’exécuter; mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur; et telle est la bisarrerie de notre cœur misérable, que nous quittons avec un déchirement horrible, 103ceux près de qui nous demeurions sans plaisir.
Pendant mon absence, j’écrivis régulièrement à Ellénore. J’étais partagé entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la peine, et le désir de ne lui peindre que le sentiment que j’éprouvais. J’aurais voulu qu’elle me devinât, mais qu’elle me devinât sans s’affliger. Je me félicitais, quand j’avais pu substituer les mots d’affection, d’amitié, de dévouement, à celui d’amour. Mais soudain, je me représentais la pauvre Ellénore, triste et isolée, n’ayant que mes lettres pour consolation; et à la fin de deux pages froides et compassées, j’ajoutais rapidement quelques phrases ardentes ou tendres, propres à la tromper de nouveau. De 104la sorte, sans en dire jamais assez pour la satisfaire, j’en disais toujours assez pour l’abuser. Étrange espèce de fausseté, dont le succès même se tournait contre moi, prolongeait mon angoisse, et m’était insupportable!
Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s’écoulaient. Je ralentissais de mes vœux la marche du temps. Je tremblais en voyant se rapprocher l’époque d’exécuter ma promesse. Je n’imaginais aucun moyen de partir. Je n’en découvrais aucun, pour qu’Ellénore pût s’établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa 105passion me condamnait. Je me trouvais si bien d’être libre, d’aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s’en occupât! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l’indifférence des autres, de la fatigue de son amour.
Je n’osai cependant laisser soupçonner à Ellénore que j’aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris, par mes lettres, qu’il me serait difficile de quitter mon père. Elle m’écrivit qu’elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ. Je fus long-temps sans combattre sa résolution. Je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir, puis j’ajoutais, de la rendre heureuse: tristes équivoques, langage embarrassé, 106que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise. Je me dis que je le devais. Je soulevai ma conscience contre ma faiblesse. Je me fortifiai de l’idée de son repos contre l’image de sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes que ma disposition changea. Je n’envisageai plus mes paroles d’après le sens qu’elles devaient contenir, mais d’après l’effet qu’elles ne pouvaient manquer de produire; et une puissance surnaturelle, dirigeant, comme malgré moi, ma main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de 107quelques mois. Je n’avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnemens que j’alléguais étaient faibles, parce qu’ils n’étaient pas les véritables.
La réponse d’Ellénore fut impétueuse. Elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle? De vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence, dans une retraite ignorée, au milieu d’une grande ville où personne ne la connaissait? Elle m’avait tout sacrifié, fortune, enfans, réputation. Elle n’exigeait d’autre prix de ces sacrifices que de m’attendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes, 108de jouir des momens que je pourrais lui donner. Elle s’était résignée à deux mois d’absence: non que cette absence lui parut nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter; et lorsqu’elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur les jours, au terme que j’avais fixé moi-même, je lui proposais de recommencer ce long supplice. Elle pouvait s’être trompée; elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride; j’étais le maître de mes actions; mais je n’étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour lequel elle avait tout immolé.
Ellénore suivit de près cette lettre. Elle m’informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolu109tion de lui témoigner beaucoup de joie. J’étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément au moins, du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée. Elle m’examinait avec défiance. Elle démêla bientôt mes efforts. Elle irrita ma fierté par ses reproches. Elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma faiblesse, qu’elle me révolta contr’elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s’empara de nous. Tout ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étions poussés l’un contre l’autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquions mutuellement: et ces deux êtres mal110heureux, qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer.
Nous nous quittâmes après une scène de trois heures; et pour la première fois de la vie, nous nous quittâmes sans explication, sans réparation. À peine fus-je éloigné d’Ellénore qu’une douleur profonde remplaça ma colère. Je me trouvai dans une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s’était passé. Je me répétais mes paroles avec étonnement: je ne concevais pas ma conduite: je cherchais en moi-même ce qui avait pu m’égarer.
Il était fort tard. Je n’osai retourner chez Ellénore. Je me promis de la voir 111le lendemain de bonne heure, et je rentrai chez mon père. Il y avait beaucoup de monde; il me fut facile, dans une assemblée nombreuse, de me tenir à l’écart, et de déguiser mon trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit: On m’assure que l’ancienne maîtresse du comte de P*** est en cette ville. Je vous ai toujours laissé une grande liberté, et je n’ai jamais rien voulu savoir sur vos liaisons; mais il ne vous convient pas, à votre âge, d’avoir une maîtresse avouée: et je vous avertis que j’ai pris des mesures, pour qu’elle s’éloignât d’ici. En achevant ces mots, il me quitta. Je le suivis jusques dans sa chambre. Il me fit signe de me retirer. Mon père, lui dis-je, Dieu m’est témoin que je n’ai point fait venir Ellé112nore. Dieu m’est témoin que je voudrais qu’elle fût heureuse, et que je consentirais à ce prix à ne jamais la revoir. Mais prenez garde à ce que vous ferez. En croyant me séparer d’elle, vous pourriez bien m’y rattacher à jamais.
Je fis aussitôt venir chez moi un valet-de-chambre qui m’avait accompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avec Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l’instant même, s’il était possible, quelles étaient les mesures dont mon père m’avait parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secrétaire de mon père lui avait confié sous le sceau du secret, qu’Ellénore devait recevoir le lendemain l’ordre de partir. Ellénore chassée, m’écriai-je, chassée 113avec opprobre! Elle qui n’est venue ici que pour moi, elle dont j’ai déchiré le cœur, elle dont j’ai sans pitié vu couler les larmes! Où donc reposerait-elle sa tête, l’infortunée, errante et seule, dans un monde dont je lui ai ravi l’estime? À qui dirait-elle sa douleur? Ma résolution fut bientôt prise. Je gagnai l’homme qui me servait, je lui prodiguai l’or et les promesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures du matin à la porte de la ville. Je formais mille projets pour mon éternelle réunion avec Ellénore. Je l’aimais plus que je ne l’avais jamais aimée. Tout mon cœur était revenu à elle. J’étais fier de la protéger. J’étais avide de la tenir dans mes bras. L’amour était rentré tout entier dans mon 114âme. J’éprouvais une fièvre de tête, de cœur, de sens, qui bouleversait mon existence. Si, dans ce moment, Ellénore eût voulu se détacher de moi, je serais mort à ses pieds pour la retenir.
Le jour parut. Je courus chez Ellénore. Elle était couchée, ayant passé la nuit à pleurer. Ses yeux étaient encore humides et ses cheveux étaient épars. Elle me vit entrer avec surprise. Viens, lui dis-je, partons. Elle voulut répondre. Partons, repris-je: as-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que moi? Mes bras ne sont-ils pas ton unique asile? Elle résistait. J’ai des raisons importantes, ajoutai-je, et qui me sont personnelles. Au nom du ciel, suis-moi. Je l’entraînai. Pendant 115la route, je l’accablais de caresses, je la pressais sur mon cœur, je ne répondais à ses questions que par mes embrassemens. Je lui dis enfin, qu’ayant aperçu dans mon père l’intention de nous séparer, j’avais senti que je ne pouvais être heureux sans elle, que je voulais lui consacrer ma vie, et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance fut d’abord extrême; mais elle démêla bientôt des contradictions dans mon récit. À force d’insistance, elle m’arracha la vérité. Sa joie disparut. Sa figure se couvrit d’un sombre nuage. Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même. Vous êtes généreux, vous vous dévouez à moi parce que je suis persécutée. Vous croyez avoir de l’amour, et vous n’avez 116que de la pitié. Pourquoi prononça-t-elle ces mots funestes? Pourquoi me révêla-t-elle un secret que je voulais ignorer? Je m’efforçai de la rassurer. J’y parvins peut-être, mais la vérité avait traversé mon âme: le mouvement était détruit. J’étais déterminé dans mon sacrifice, mais je n’en étais plus heureux: et déjà il y avait en moi une pensée que de nouveau j’étais réduit à cacher.




117CHAPITRE VI.
Quand nous fûmes arrivés sur les frontières, j’écrivis à mon père. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fond d’amertume. Je lui savais mauvais gré d’avoir resserré mes liens en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je ne quitterais Ellénore, que lorsque, convenablement fixée, elle n’aurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en s’acharnant sur elle, à lui rester toujours attaché. J’attendis sa réponse pour prendre une détermination sur notre établissement. «Vous avez vingt-quatre ans, me répondit-il, je n’exer118cerai pas contre vous une autorité qui touche à son terme, et dont je n’ai jamais fait usage. Je cacherai même, autant que je le pourrai, votre étrange démarche. Je répandrai le bruit que vous êtes parti par mes ordres, et pour mes affaires. Je subviendrai libéralement à vos dépenses. Vous sentirez vous-même bientôt que la vie que vous menez n’est pas celle qui vous convenait. Votre naissance, vos talens, votre fortune vous assignaient dans le monde une autre place que celle de compagnon d’une femme sans patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve déjà que vous n’êtes pas content de vous. Songez que l’on ne gagne rien à prolonger une situation dont on rougit. Vous consumez inutilement les plus belles années de votre 119jeunesse, et cette perte est irréparable.»
La lettre de mon père me perça de mille coups de poignard. Je m’étais dit cent fois ce qu’il me disait. J’avais eu cent fois honte de ma vie, s’écoulant dans l’obscurité et dans l’inaction. J’aurais mieux aimé des reproches, des menaces. J’aurais mis quelque gloire à résister, et j’aurais senti la nécessité de rassembler mes forces, pour défendre Ellénore des périls qui l’auraient assaillie. Mais il n’y avait point de périls. On me laissait parfaitement libre, et cette liberté ne me servait qu’à porter plus impatiemment le joug que j’avais l’air de choisir.
Nous nous fixâmes à Caden, petite 120ville de la Bohême. Je me répétai que, puisque j’avais pris la responsabilité du sort d’Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me contraindre. Je renfermai dans mon sein jusqu’aux moindres signes de mécontentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employées à me créer une gaieté factice qui put voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles que les sentimens que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie: et les assurances de tendresse dont j’entretenais Ellénore répandaient 121dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presqu’à l’amour.
De temps en temps des souvenirs importuns venaient m’assiéger. Je me livrais, quand j’étais seul, à des accès d’inquiétude. Je formais mille plans bisarres, pour m’élancer tout-à-coup hors de la sphère dans laquelle j’étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore paraissait heureuse; pouvais-je troubler son bonheur? Près de cinq mois se passèrent de la sorte.
Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l’occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution qu’elle avait prise, et m’avoua que M. de P*** lui 122écrit. Son procès était gagné. Il se rappelait avec reconnaissance les services qu’elle lui avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, non pour se réunir avec elle, ce qui n’était plus possible, mais à condition qu’elle quitterait l’homme ingrat et perfide qui les avait séparés. J’ai répondu, me dit-elle, et vous devinez bien que j’ai refusé. Je ne le devinais que trop. J’étais touché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n’osai toutefois lui rien objecter. Mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses! Je m’éloignai pour réfléchir au parti que j’avais à prendre. Il m’était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour 123moi, ils lui devenaient nuisibles. J’étais le seul obstacle à ce qu’elle retrouvât un état convenable, et la considération qui, dans le monde, suit tôt ou tard l’opulence. J’étais la seule barrière entr’elle et ses enfans. Je n’avais plus d’excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circonstance n’était plus de la générosité, mais une coupable faiblesse. J’avais promis à mon père de redevenir libre, aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. II était temps enfin d’entrer dans une carrière, de commencer une vie active, d’acquérir quelques titres à l’estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne 124pas rejetter les offres du comte de P***, et pour lui déclarer, s’il le fallait, que je n’avais plus d’amour pour elle. Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes. Les sentimens les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En vain l’on s’obstine à ne consulter que son cœur: on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus long-temps dans une position également indigne de vous et de moi. Je ne le puis ni pour vous, ni pour moi-même. À mesure que je parlais, sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution faiblir. 125Je voulus ressaisir mes forces, et je continuai d’une voix précipitée. Je serai toujours votre ami. J’aurai toujours pour vous l’affection la plus profonde. Les deux années de notre liaison ne s’effaceront pas de ma mémoire; elles seront à jamais l’époque la plus belle de ma vie. Mais l’amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l’ai plus. J’attendis long-temps sa réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsqu’enfin je la regardai, elle était immobile; elle contemplait tous les objets comme si elle n’en eut reconnu aucun. Je pris sa main: je la trouvai froide. Elle me repoussa. Que me voulez-vous? me dit-elle. Ne suis-je pas seule, seule 126dans l’univers, seule sans un être qui m’entende? Qu’avez-vous encore à me dire? Ne m’avez-vous pas tout dit? Tout n’est-il pas fini, fini sans retour? Laissez-moi, quittez-moi, n’est-ce pas là ce que vous désirez? Elle voulut s’éloigner, elle chancela. J’essayai de la retenir. Elle tomba sans connaissance à mes pieds. Je la relevai, je l’embrassai, je rappelai ses sens. Ellénore, m’écriai-je, revenez à vous, revenez à moi; je vous aime d’amour, de l’amour le plus tendre. Je vous avais trompée pour que vous fussiez plus libre dans votre choix. – Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables! Ces simples paroles, démenties par tant de paroles précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à la confiance. Elle 127me les fit répéter plusieurs fois: elle semblait les respirer avec avidité. Elle me crut; elle s’enivra de son amour qu’elle prenait pour le nôtre; elle confirma sa réponse au comte de P***, et je me vis plus engagé que jamais.
Trois mois après, une nouvelle possibilité de changement s’annonça dans la situation d’Ellénore. Une de ces vicissitudes, communes dans les Républiques que des factions agitent, rappela son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens. Quoiqu’il ne connut qu’à peine sa fille, que sa mère avait emmenée en France à l’âge de trois ans, il désira la fixer auprès de lui. Le bruit des aventures d’Ellénore ne lui était parvenu que vaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujours 128habité. Ellénore était son enfant unique: il avait peur de l’isolement: il voulait être soigné: il ne chercha qu’à découvrir la demeure de sa fille, et dès qu’il l’eut apprise, il l’invita vivement à venir le joindre. Elle ne pouvait avoir d’attachement réel pour un père qu’elle ne se souvenait pas d’avoir vu. Elle sentait néanmoins qu’il était de son devoir d’obéir. Elle assurait de la sorte à ses enfans une grande fortune, et remontait elle-même au rang que lui avaient ravi ses malheurs et sa conduite. Mais elle me déclara positivement qu’elle n’irait en Pologne, que si je l’accompagnais. Je ne suis plus, me dit-elle, dans l’âge où l’âme s’ouvre à des impressions nouvelles. Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici, 129d’autres l’entoureront avec empressement. Il en sera tout aussi heureux. Mes enfans auront la fortune de M. de P***. Je sais bien que je serai généralement blâmée. Je passerai pour une fille ingrate et pour une mère peu sensible. Mais j’ai trop souffert. Je ne suis plus assez jeune pour que l’opinion du monde ait une grande puissance sur moi. S’il y a dans ma résolution quelque chose de dur, c’est à vous, Adolphe, que vous devez vous en prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, je consentirais peut-être à une absence, dont l’amertume serait diminuée par la perspective d’une réunion douce et durable. Mais vous ne demanderiez pas mieux que de me supposer à deux cents lieues de 130vous, contente et tranquille, au sein de ma famille et de l’opulence. Vous m’écririez là-dessus des lettres raisonnables que je vois d’avance: elles déchireraient mon cœur: je ne veux pas m’y exposer. Je n’ai pas la consolation de me dire que par le sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirer le sentiment que je méritais. Mais enfin vous l’avez accepté ce sacrifice; je souffre déjà suffisamment par l’aridité de vos manières et la sécheresse de nos rapports: je subis ces souffrances que vous m’infligez: je ne veux pas en braver de volontaires.
Il y avait dans la voix et dans le ton d’Ellénore je ne sais quoi d’âpre et de violent, qui annonçait plutôt une détermination ferme, qu’une émotion pro131fonde ou touchante. Depuis quelque temps, elle s’irritait d’avance, lorsqu’elle me demandait quelque chose, comme si je le lui avais déjà refusé. Elle disposait de mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée, pour y briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. Je lui parlai de ma situation, du vœu de mon père, de mon propre désir, je priai, je m’emportai. Ellénore fut inébranlable. Je voulus réveiller sa générosité, comme si l’amour n’était pas de tous les sentimens le plus égoïste, et par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. Je tâchai, par un effort bisarre, de l’attendrir sur le malheur que j’éprouvais, 132en restant près d’elle. Je ne parvins qu’à l’exaspérer. Je lui promis d’aller la voir en Pologne: mais elle ne vit dans mes promesses sans épanchement et sans abandon que l’impatience de la quitter.
La première année de notre séjour à Caden avait atteint son terme, sans que rien changeât dans notre situation. Quand Ellénore me trouvait sombre ou abattu, elle s’affligeait d’abord, se blessait ensuite, et m’arrachait par ses reproches l’aveu de la fatigue que j’aurais voulu déguiser. De mon côté, quand Ellénore paraissait contente, je m’irritais de la voir jouir d’une situation qui me coûtait mon bonheur, et je la troublais dans cette courte jouissance, par des insinuations qui l’éclairaient sur ce 133que j’éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions donc tour-à-tour par des phrases indirectes, pour reculer ensuite dans des protestations générales et de vagues justifications, et pour regagner le silence. Car nous savions si bien mutuellement tout ce que nous allions nous dire, que nous nous taisions pour ne pas l’entendre. Quelquefois l’un de nous était prêt à céder. Mais nous manquions le moment favorable pour nous rapprocher. Nos cœurs défians et blessés ne se rencontraient plus.
Je me demandais souvent pourquoi je restais dans un état si pénible. Je me répondais que, si je m’éloignais d’Ellénore, elle me suivrait, et que j’aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me 134dis enfin, qu’il fallait la satisfaire une dernière fois, et qu’elle ne pourrait plus rien exiger, quand je l’aurais replacée au milieu de sa famille. J’allais lui proposer de la suivre en Pologne, quand elle reçut la nouvelle que son père était mort subitement. Il l’avait instituée son unique héritière, mais son testament était contredit par des lettres postérieures, que des parens éloignés menaçaient de faire valoir. Ellénore, malgré le peu de relations qui subsistait entr’elle et son père, fut douloureusement affectée de cette mort. Elle se reprocha de l’avoir abandonné. Bientôt elle m’accusa de sa faute. Vous m’avez fait manquer, me dit-elle, à un devoir sacré. Maintenant il ne s’agit que de ma fortune. Je vous l’im135molerai plus facilement encore. Mais certes, je n’irai pas seule dans un pays, où je n’ai que des ennemis à rencontrer. Je n’ai voulu, lui répondis-je, vous faire manquer à aucun devoir. J’aurais désiré, je l’avoue, que vous daignassiez réfléchir que moi aussi je trouvais pénible de manquer aux miens. Je n’ai pu obtenir de vous cette justice. Je me rends, Ellénore; votre intérêt l’emporte sur toute autre considération. Nous partirons ensemble quand vous le voudrez.
Nous nous mîmes effectivement en route. Les distractions du voyage, la nouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur nous-mêmes, ramenaient de temps en temps entre nous quelques restes d’intimité. La longue 136habitude que nous avions l’un de l’autre, les circonstances variées que nous avions parcourues ensemble, avaient attaché à chaque parole, presqu’à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout-à-coup dans le passé, et nous remplissaient d’un attendrissement involontaire, comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d’une espèce de mémoire du cœur, assez puissante pour que l’idée de nous séparer nous fut douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Je me livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contrainte habituelle. J’aurais voulu donner à Ellénore des témoignages de tendresse qui la contentassent. Je repre137nais quelquefois avec elle le langage de l’amour: mais ces émotions et ce langage ressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées, qui, par un reste de végétation funèbre, croissent languissamment sur les branches d’un arbre déraciné.




138CHAPITRE VII.
Ellénore obtint, dès son arrivée, d’être rétablie dans la jouissance des biens qu’on lui disputait, en s’engageant à n’en pas disposer, que son procès ne fut décidé. Elle s’établit dans une des possessions de son père. Le mien qui n’abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune question directement, se contenta de les remplir d’insinuations contre mon voyage. «Vous m’aviez mandé, me disait-il, que vous ne partiriez pas. Vous m’aviez développé longuement toutes les raisons que vous aviez de ne pas 139partir. J’étais en conséquence bien convaincu que vous partiriez. Je ne puis que vous plaindre de ce qu’avec votre esprit d’indépendance, vous faites toujours ce que vous ne voulez pas. Je ne juge point au reste d’une situation qui ne m’est qu’imparfaitement connue. Jusqu’à présent vous m’aviez paru le protecteur d’Ellénore, et, sous ce rapport, il y avait dans vos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère, quel que fût l’objet auquel vous vous attachiez. Aujourd’hui vos relations ne sont plus les mêmes. Ce n’est plus vous qui la protégez, c’est elle qui vous protège. Vous vivez chez elle, vous êtes un étranger qu’elle introduit dans sa famille. Je ne prononce point sur une position que vous choi140sissez. Mais comme elle peut avoir ses inconvéniens, je voudrais les diminuer, autant qu’il est en moi. J’écris au baron de T***, notre ministre dans le pays où vous êtes, pour vous recommander à lui. J’ignore s’il vous conviendra de faire usage de cette recommandation. N’y voyez au moins qu’une preuve de mon zèle, et nullement une atteinte à l’indépendance, que vous avez toujours su défendre avec succès contre votre père.»
J’étouffai les réflexions que ce style faisait naître en moi. La terre que j’habitais avec Ellénore était située à peu de distance de Varsovie. Je me rendis dans cette ville, chez le baron de T***. Il me reçut avec amitié, me demanda les causes de mon séjour en Pologne, me questionna sur mes pro141jets. Je ne savais trop que lui répondre. Après quelques minutes d’une conversation embarrassée, Je vais, me dit-il, vous parler avec franchise. Je connais les motifs qui vous ont amené dans ce pays: votre père me les a mandés. Je vous dirai même que je les comprends. Il n’y a pas d’homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désir de rompre une liaison inconvenable, et la crainte d’affliger une femme qu’il avait aimée. L’inexpérience de la jeunesse fait que l’on s’exagère beaucoup les difficultés d’une position pareille. On se plaît à croire à la vérité de toutes ces démonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible et emporté, tous les moyens de la force et tous 142ceux de la raison. Le cœur en souffre, mais l’amour-propre s’en applaudit, et tel homme, qui pense de bonne foi s’immoler au désespoir qu’il a causé, ne se sacrifie dans le fait qu’aux illusions de sa propre vanité. Il n’y a pas une de ces femmes passionnées, dont le monde est plein, qui n’ait protesté qu’on la ferait mourir en l’abandonnant. Il n’y en a pas une qui ne soit encore en vie, et qui ne soit consolée. Je voulus l’interrompre. Pardon, me dit-il, mon jeune ami, si je m’exprime avec trop peu de ménagement: mais le bien qu’on m’a dit de vous, les talens que vous annoncez, la carrière que vous devriez suivre, tout me fait une loi de ne rien vous déguiser. Je lis dans votre âme malgré vous et mieux que 143vous. Vous n’êtes plus amoureux de la femme qui vous domine et qui vous traîne après elle. Si vous l’aimiez encore, vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m’avait écrit; il vous était aisé de prévoir ce que j’avais à vous dire. Vous n’avez pas été fâché d’entendre de ma bouche des raisonnemens que vous vous répétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. La réputation d’Ellénore est loin d’être intacte…. Terminons, je vous prie, répondis-je, une conversation inutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer des premières années d’Ellénore. On peut la juger défavorablement sur des apparences mensongères: mais je la connais depuis trois ans, et il 144n’existe pas sur la terre une âme plus élevée, un caractère plus noble, un cœur plus pur et plus généreux. Comme vous voudrez, répliqua-t-il, mais ce sont des nuances que l’opinion n’approfondit pas. Les faits sont positifs: ils sont publics. En m’empêchant de les rappeler, pensez-vous les détruire? Écoutez, poursuivit-il, il faut dans ce monde savoir ce qu’on veut. Vous n’épouserez pas Ellénore? – Non, sans doute, m’écriai-je, elle même ne l’a jamais désiré. – Que voulez-vous donc faire? Elle a dix ans de plus que vous. Vous en avez vingt-six. Vous la soignerez dix ans encore. Elle sera vieille. Vous serez parvenu au milieu de votre vie, sans avoir rien commencé, rien achevé qui vous satisfasse. L’ennui 145s’emparera de vous: l’humeur s’emparera d’elle. Elle vous sera chaque jour moins agréable: vous lui serez chaque jour plus nécessaire: et le résultat d’une naissance illustre, d’une fortune brillante, d’un esprit distingué, sera de végéter dans un coin de la Pologne, oublié de vos amis, perdu pour la gloire, et tourmenté par une femme qui ne sera, quoique vous fassiez, jamais contente de vous. Je n’ajoute qu’un mot et nous ne reviendrons plus sur un sujet qui vous embarrasse. Toutes les routes vous sont ouvertes, les lettres, les armes, l’administration; vous pouvez aspirer aux plus illustres alliances; vous êtes fait pour aller à tout; mais souvenez-vous bien qu’il y a entre vous et tous les genres de suc146cès un obstacle insurmontable, et que cet obstacle est Ellénore. – J’ai cru vous devoir, Monsieur, lui répondis-je, de vous écouter en silence, mais je me dois aussi de vous déclarer que vous ne m’avez point ébranlé. Personne que moi, je le répète, ne peut juger Ellénore. Personne n’apprécie assez la vérité de ses sentimens et la profondeur de ses impressions. Tant qu’elle aura besoin de moi, je resterai près d’elle. Aucun succès ne me consolerait de la laisser malheureuse, et dussé-je borner ma carrière à lui servir d’appui, à la soutenir dans ses peines, à l’entourer de mon affection, contre l’injustice d’une opinion qui la méconnaît, je croirais encore n’avoir pas employé ma vie inutilement.
147Je sortis en achevant ces paroles: mais qui m’expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me les dictait s’éteignit, avant même que j’eusse fini de les prononcer! Je voulus, en retournant à pied, retarder le moment de revoir cette Ellénore que je venais de défendre. Je traversai précipitamment la ville: il me tardait de me trouver seul.
Arrivé au milieu de la campagne, je ralentis ma marche, et mille pensées m’assaillirent. Ces mots funestes, entre tous les genres de succès et vous, il existe un obstacle insurmontable, et cet obstacle, c’est Ellénore, retentissaient autour de moi. Je jetais un long et triste regard sur le temps qui venait de s’écouler sans retour. Je me 148rappelais les espérances de ma jeunesse, la confiance avec laquelle je croyais autrefois commander à l’avenir, les éloges accordés à mes premiers essais, l’aurore de réputation que j’avais vu briller et disparaître. Je me répétais les noms de plusieurs de mes compagnons d’étude, que j’avais traités avec un dédain superbe et qui, par le seul effet d’un travail opiniâtre et d’une vie régulière, m’avaient laissé loin derrière eux, dans la route de la fortune, de la considération et de la gloire. J’étais oppressé de mon inaction. Comme les avares se représentent dans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésors pourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tous les succès auxquels j’aurais pu 149prétendre. Ce n’était pas une carrière seule que je regrettais. Comme je n’avais essayé d’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais. J’aurais voulu que la nature m’eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontairement. Toute louange, toute approbation pour mon esprit ou mes connaissances me semblaient un reproche insupportable. Je croyais entendre admirer les bras vigoureux d’un athlète, chargé de fers au fond d’un cachot. Si je voulais ressaisir mon courage, me dire que l’époque de l’activité n’était pas encore passée, l’image d’Ellénore s’élevait devant moi comme un fantôme, et me 150repoussait dans le néant. Je ressentais contr’elle des accès de fureur, et par un mélange bisarre, cette fureur ne diminuait en rien la terreur que m’inspirait l’idée de l’affliger.
Mon âme, fatiguée de ces sentimens amers, chercha tout-à-coup un refuge dans des sentimens contraires. Quelques mots, prononcés peut-être au hasard, par le baron de T***, sur la possibilité d’une alliance douce et paisible, me servirent à me créer l’idéal d’une compagne. Je réfléchis au repos, à la considération, à l’indépendance même que m’offrirait un sort pareil; car les liens que je traînais depuis si long-temps me rendaient plus dépendant mille fois que n’aurait pu le faire une union reconnue et constatée. J’i151maginais la joie de mon père. J’éprouvais un désir impatient de reprendre dans ma patrie et dans la société de mes égaux la place qui m’était due. Je me représentais, opposant une conduite austère et irréprochable à tous les jugemens qu’une malignité froide et frivole avait prononcés contre moi, à tous les reproches dont m’accablait Ellénore.
Elle m’accuse sans cesse, disais-je, d’être dur, d’être ingrat, d’être sans pitié. Ah! si le ciel m’eût accordé une femme que les convenances sociales me permissent d’avouer, que mon père ne rougit pas d’accepter pour fille, j’aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cette sensibilité que l’on méconnaît, parce qu’elle est souffrante et froissée, cette sensi152bilité dont on exige impérieusement des témoignages, que mon cœur refuse à l’emportement et à la menace, qu’il me serait doux de m’y livrer avec l’être chéri, compagnon d’une vie régulière et respectée! Que n’ai-je pas fait pour Ellénore! Pour elle j’ai quitté mon pays et ma famille; j’ai pour elle affligé le cœur d’un vieux père qui gémit encore loin de moi; pour elle j’habite ces lieux, où ma jeunesse s’enfuit solitaire, sans gloire, sans honneur et sans plaisir. Tant de sacrifices, faits sans devoir et sans amour, ne prouvent-ils pas ce que l’amour et le devoir me rendraient capable de faire? Si je crains tellement la douleur d’une femme, qui ne me domine que par sa douleur, avec quel soin j’écarterais 153toute affliction, toute peine, de celle à qui je pourrais hautement me vouer, sans remords et sans réserve! Combien alors on me verrait différent de ce que je suis! Comme cette amertume dont on me fait un crime, parce que la source en est inconnue, fuirait rapidement loin de moi! Combien je serais reconnaissant pour le ciel, et bienveillant pour les hommes!
Je parlais ainsi, mes yeux se mouillaient de larmes. Mille souvenirs rentraient comme par torrens dans mon âme. Mes relations avec Ellénore m’avaient rendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me rappelait mon enfance, les lieux où s’étaient écoulées mes premières années, les compagnons de mes premiers jeux, 154les vieux parens qui m’avaient prodigué les premières marques d’intérêt, me blessait et me faisait mal. J’étais réduit à repousser, comme des pensées coupables, les images les plus attrayantes et les vœux les plus naturels. La compagne que mon imagination m’avait soudain créée, s’alliait au contraire à toutes ces images et sanctionnait tous ces vœux. Elle s’associait à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à tous mes goûts. Elle rattachait ma vie actuelle à cette époque de ma jeunesse où l’espérance ouvrait devant moi un si vaste avenir, époque dont Ellénore m’avait séparé comme par un abîme. Les plus petits détails, les plus petits objets se retraçaient à ma mémoire. Je revoyais l’antique château que j’avais 155habité avec mon père, les bois qui l’entouraient, la rivière qui baignait le pied de ses murailles, les montagnes qui bordaient son horizon. Toutes ces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d’une telle vie, qu’elles me causaient un frémissement que j’avais peine à supporter. Et mon imagination plaçait à côté d’elles une créature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animait par l’espérance. J’errais plongé dans cette rêverie, toujours sans plan fixe, ne me disant point qu’il fallait rompre avec Ellénore, n’ayant de la réalité qu’une idée sourde et confuse, et dans l’état d’un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par un songe, et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout-à-coup 156le château d’Ellénore, dont insensiblement je m’étais rapproché. Je m’arrêtai. Je pris une autre route. J’étais heureux de retarder le moment où j’allais entendre de nouveau sa voix.
Le jour s’affaiblissait: le ciel était serein: la campagne devenait déserte. Les travaux des hommes avaient cessé: ils abandonnaient la nature à elle-même. Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. Les ombres de la nuit qui s’épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m’environnait et qui n’était interrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder à mon agitation un sentiment plus calme et plus solennel. Je promenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je 157n’apercevais plus les limites, et qui par là même me donnait, en quelque sorte, la sensation de l’immensité. Je n’avais rien éprouvé de pareil depuis long-temps. Sans cesse absorbé dans des réflexions toujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation, j’étais devenu étranger à toute idée générale. Je ne m’occupais que d’Ellénore et de moi, d’Ellénore, qui ne m’inspirait qu’une pitié mêlée de fatigue, de moi, pour qui je n’avais plus aucune estime. Je m’étais rappetissé, pour ainsi dire, dans un nouveau genre d’égoïsme, dans un égoïsme sans courage, mécontent et humilié. Je me sus bon gré de renaître à des pensées d’un autre ordre, et de me retrouver la faculté de m’oublier moi-même, pour 158me livrer à des méditations désintéressées. Mon âme semblait se relever d’une dégradation longue et honteuse.
La nuit presqu’entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard; je parcourus des champs, des bois, des hameaux où tout était immobile. De temps en temps j’apercevais dans quelqu’habitation éloignée une pâle lumière qui perçait l’obscurité. Là, me disais-je, là peut-être quelqu’infortuné s’agite sous la douleur ou lutte contre la mort, contre la mort, mystère inexplicable, dont une expérience journalière paraît n’avoir pas encore convaincu les hommes, terme assuré qui ne nous console, ni ne nous appaise, objet d’une insouciance habituelle et d’un 159effroi passager. Et moi aussi, poursuivais-je, je me livre à cette inconséquence insensée! Je me révolte contre la vie, comme si la vie devait ne pas finir! Je répands du malheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérables, que le temps viendra bientôt m’arracher! Ah! renonçons à ces efforts inutiles: jouissons de voir ce temps s’écouler, mes jours se précipiter les uns sur les autres. Demeurons immobiles, spectateurs indifférens d’une existence à demi passée. Qu’on s’en empare, qu’on la déchire! On n’en prolongera pas la durée: Vaut-il la peine de la disputer?
L’idée de la mort a toujours eu sur moi beaucoup d’empire. Dans mes afflictions les plus vives, elle a toujours 160suffi pour me calmer aussitôt. Elle produisit sur mon âme son effet accoutumé. Ma disposition pour Ellénore devint moins amère. Toute mon irritation disparut. Il ne me restait de l’impression de cette nuit de délire qu’un sentiment doux et presque tranquille. Peut-être la lassitude physique que j’éprouvais contribuait-elle à cette tranquillité.
Le jour allait renaître. Je distinguais déjà les objets. Je reconnus que j’étais assez loin de la demeure d’Ellénore. Je me peignis son inquiétude, et je me pressais pour arriver près d’elle, autant que la fatigue pouvait me le permettre, lorsque je rencontrai un homme à cheval, qu’elle avait envoyé pour me chercher. Il me raconta qu’elle était 161depuis douze heures dans les craintes les plus vives, qu’après être allée à Varsovie, et avoir parcouru les environs, elle était revenue chez elle dans un état inexprimable d’angoisse, et que de toutes parts les habitans du village étaient répandus dans la campagne pour me découvrir. Ce récit me remplit d’abord d’une impatience assez pénible. Je m’irritais de me voir soumis par Ellénore à une surveillance importune. En vain me répétais-je, que son amour seul en était la cause. Cet amour n’était-il pas aussi la cause de tout mon malheur? Cependant je parvins à vaincre ce sentiment que je me reprochais. Je le savais alarmée et souffrante. Je montai à cheval. Je franchis avec rapidité 162la distance qui nous séparait. Elle me reçut avec des transports de joie. Je fus ému de son émotion. Notre conversation fut courte, parce que bientôt elle songea que je devais avoir besoin de repos: et je la quittai, cette fois du moins, sans avoir rien dit qui put affliger son cœur.




163CHAPITRE VIII.
Le lendemain je me relevai, poursuivi des mêmes idées qui m’avaient agité la veille. Mon agitation redoubla les jours suivans. Ellénore voulut inutilement en pénétrer la cause. Je répondais par des monosyllabes contraints à ses questions impétueuses. Je me roidissais contre son insistance, sachant trop qu’à ma franchise succéderait sa douleur, et que sa douleur m’imposerait une dissimulation nouvelle.
Inquiète et surprise, elle recourut à l’une de ses amies, pour découvrir le secret qu’elle m’accusait de lui cacher. Avide de se tromper elle-même, elle 164cherchait un fait, où il n’y avait qu’un sentiment. Cette amie m’entretint de mon humeur bisarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d’un lien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d’isolement. Je l’écoutai long-temps en silence. Je n’avais dit jusqu’à ce moment à personne que je n’aimais plus Ellénore. Ma bouche répugnait à cet aveu qui me semblait une perfidie. Je voulus pourtant me justifier: je racontai mon histoire avec ménagement, en donnant beaucoup d’éloges à Ellénore, en convenant des inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur les difficultés de notre situation, et sans me permettre une parole qui prononçât clairement, que la difficulté véritable était de ma part 165l’absence de l’amour. La femme qui m’écoutait fut émue de mon récit. Elle vit de la générosité dans ce que j’appelais de la faiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Les mêmes explications, qui mettaient en fureur Ellénore passionnée, portaient la conviction dans l’esprit de son impartiale amie. On est si juste lorsque l’on est désintéressé! Qui que vous soyez, ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre cœur. Le cœur seul peut plaider sa cause: il sonde seul ses blessures. Tout intermédiaire devient un juge. Il analyse, il transige; il conçoit l’indifférence; il l’admet comme possible, il la reconnaît pour inévitable; par là même il l’excuse, et l’indifférence se trouve ain166si, à sa grande surprise, légitimée à ses propres yeux. Les reproches d’Ellénore m’avaient persuadé que j’étais coupable. J’appris de celle qui croyait la défendre, que je n’étais que malheureux. Je fus entraîné à l’aveu complet de mes sentimens. Je convins que j’avais pour Ellénore du dévouement, de la sympathie, de la pitié: mais j’ajoutai que l’amour n’entrait pour rien dans les devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors renfermée dans mon cœur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore, au milieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus de réalité et de force, par cela seul qu’un autre en était devenu dépositaire. C’est un grand pas, c’est un pas irréparable, lorsqu’on dévoile 167tout-à-coup aux yeux d’un tiers les replis cachés d’une relation intime. Le jour qui pénètre dans ce sanctuaire constate et achève les destructions que la nuit enveloppait de ses ombres; ainsi les corps renfermés dans les tombeaux conservent souvent leur première forme, jusqu’à ce que l’air extérieur vienne les frapper et les réduire en poudre.
L’amie d’Ellénore me quitta. J’ignore quel compte elle lui rendit de notre conversation. Mais, en approchant du sallon, j’entendis Ellénore qui parlait d’une voix très-animée. En m’apercevant, elle se tut. Bientôt elle reproduisit sous diverses formes des idées générales, qui n’étaient que des attaques particulières. Rien n’est plus bisarre, disait-elle, que le zèle de cer168taines amitiés. Il y a des gens qui s’empressent de se charger de vos intérêts, pour mieux abandonner votre cause. Ils appellent cela de l’attachement: j’aimerais mieux de la haine. Je compris facilement que l’amie d’Ellénore avait embrassé mon parti contre elle, et l’avait irritée, en ne paraissant pas me juger assez coupable. Je me sentis ainsi d’intelligence avec un autre contre Ellénore: c’était entre nos cœurs une barrière de plus.
Quelques jours après, Ellénore alla plus loin. Elle était incapable de tout empire sur elle-même. Dès qu’elle croyait avoir un sujet de plainte, elle marchait droit à l’explication, sans ménagement et sans calcul, et préférant le danger de rompre à la contrainte de 169dissimuler. Les deux amies se séparèrent à jamais brouillées.
Pourquoi mêler des étrangers à nos discussions intimes, dis-je à Ellénore? Avons-nous besoin d’un tiers pour nous entendre? Et si nous ne nous entendons plus, quel tiers pourrait y porter remède? Vous avez raison, me répondit-elle: mais c’est votre faute. Autrefois je ne m’adressais à personne, pour arriver jusqu’à votre cœur.
Tout-à-coup Ellénore annonça le projet de changer son genre de vie. Je démêlai par ses discours qu’elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait. Elle épuisait toutes les explications fausses, avant de se résigner à la véritable. Nous passions tête-à-tête 170de monotones soirées entre le silence et l’humeur. La source des longs entretiens était tarie.
Ellénore résolut d’attirer chez elle les familles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie. J’entrevis facilement les obstacles et les dangers de ses tentatives. Les parens qui lui disputaient son héritage avaient révélé ses erreurs passées, et répandu contr’elle mille bruits calomnieux. Je frémis des humiliations qu’elle allait braver, et je tâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentations furent inutiles. Je blessai sa fierté par mes craintes, bien que je ne les exprimasse qu’avec ménagement. Elle supposa que j’étais embarrassé de nos liens, parce que son existence était équivoque. Elle n’en 171fut que plus empressée à reconquérir une place honorable dans le monde; ses efforts obtinrent quelques succès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté que le temps n’avait encore que légèrement diminuée, le bruit même de ses aventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit entourée bientôt d’une société nombreuse. Mais elle était poursuivie d’un sentiment secret d’embarras et d’inquiétude. J’étais mécontent de ma situation. Elle s’imaginait que je l’étais de la sienne. Elle s’agitait pour en sortir. Son désir ardent ne lui permettait point de calcul. Sa position fausse jettait de l’inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans ses démarches. Elle avait l’esprit juste, mais peu étendu. La justesse de son 172esprit était dénaturée par l’emportement de son caractère, et son peu d’étendue l’empêchait d’apercevoir la ligne la plus habile, et de saisir des nuances délicates. Pour la première fois elle avait un but, et comme elle se précipitait vers ce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans me les communiquer! que de fois je rougis pour elle, sans avoir la force de le lui dire! tel est, parmi les hommes, le pouvoir de la réserve et de la mesure, que je l’avais vue plus respectée par les amis du comte de P*** comme sa maîtresse, qu’elle ne l’était par ses voisins, comme héritière d’une grande fortune, au milieu de ses vassaux. Tour-à-tour haute et suppliante, tantôt prévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses 173actions et dans ses paroles, je ne sais quelle fougue, destructive de la considération qui ne se compose que du calme.
En relevant ainsi les défauts d’Ellénore, c’est moi que j’accuse et que je condamne. Un mot de moi l’aurait calmée. Pourquoi n’ai-je pu prononcer ce mot?
Nous vivions cependant plus doucement ensemble. La distraction nous soulageait de nos pensées habituelles. Nous n’étions seuls que par intervalles, et comme nous avions l’un dans l’autre une confiance sans bornes, excepté sur nos sentimens intimes, nous mettions les observations et les faits à la place de ces sentimens, et nos conversations avaient repris quelque charme. Mais 174bientôt ce nouveau genre de vie devint pour moi la source d’une nouvelle perplexité. Perdu dans la foule qui environnait Ellénore, je m’aperçus que j’étais l’objet de l’étonnement et du blâme. L’époque approchait, où son procès devait être jugé. Ses adversaires prétendaient qu’elle avait aliéné le cœur paternel par des égaremens sans nombre. Ma présence venait à l’appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient de lui faire tort. Ils excusaient sa passion pour moi: mais ils m’accusaient d’indélicatesse. J’abusais, disaient-ils, d’un sentiment que j’aurais dû modérer. Je savais seul, qu’en l’abandonnant je l’entraînerais sur mes pas, et qu’elle négligerait pour me suivre, tout le soin de sa fortune, et 175tous les calculs de la prudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de ce secret. Je ne paraissais donc, dans la maison d’Ellénore, qu’un étranger nuisible au succès même des démarches qui allaient décider de son sort, et par un étrange renversement de la vérité, tandis que j’étais la victime de ses volontés inébranlables, c’était elle que l’on plaignait, comme victime de mon ascendant.
Le bruit de ce blâme universel parvint jusqu’à moi. Je fus indigné de cette découverte inattendue. J’avais pour une femme oublié tous les intérêts, et repoussé tous les plaisirs de la vie, et c’était moi que l’opinion condamnait.
Un mot me suffit pour bouleverser 176de nouveau la situation de la malheureuse Ellénore. Nous rentrâmes dans la solitude. Mais j’avais exigé ce sacrifice. Ellénore se croyait de nouveaux droits. Je me sentais chargé de nouvelles chaînes.
Je ne saurais peindre quelles amertumes et quelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notre vie ne fut plus qu’un perpétuel orage. L’intimité perdit tous ses charmes et l’amour toute sa douceur. Il n’y eût plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instans d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes parts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lors177que je voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaient qu’une lave brûlante qui tombant goutte à goutte sur mon cœur m’arrachait des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. Ce fut alors que, plus d’une fois, je la vis se lever pâle et prophétique. Adolphe, s’écriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous faites. Vous l’apprendrez un jour, vous l’apprendrez par moi, quand vous m’aurez précipitée dans la tombe. Malheureux! lorsqu’elle parlait ainsi, que ne m’y suis-je jeté moi-même avant elle!




178CHAPITRE IX.
Je n’étais pas retourné chez le baron de T*** depuis ma première visite. Un matin je reçus de lui le billet suivant.
«Les conseils que je vous avais donnés ne méritaient pas une si longue absence. Quelque parti que vous preniez sur ce qui vous regarde, vous n’en êtes pas moins le fils de mon ami le plus cher. Je n’en jouirai pas moins avec plaisir de votre société, et j’en aurai beaucoup à vous introduire dans un cercle dont j’ose vous promettre qu’il vous sera agréable de faire partie. Permettez-moi d’ajouter que, 179plus votre genre de vie que je ne veux point désapprouver, a quelque chose de singulier, plus il vous importe de dissiper des préventions mal fondées, sans doute, en vous montrant dans le monde.»
Je fus reconnaissant de la bienveillance qu’un homme âgé me témoignait. Je me rendis chez lui; il ne fut point question d’Ellénore. Le baron me retint à dîner. Il n’y avait ce jour là que quelques hommes assez spirituels et assez aimables. Je fus d’abord embarrassé: mais je fis effort sur moi-même. Je me ranimai: je parlai. Je déployai le plus qu’il me fut possible de l’esprit et des connaissances. Je m’aperçus que je réussissais à captiver l’approbation. Je re180trouvai dans ce genre de succès une jouissance d’amour-propre dont j’avais été privé dès long-temps. Cette jouissance me rendit la société du baron de T*** plus agréable.
Mes visites chez lui se multiplièrent. Il me chargea de quelques travaux relatifs à sa mission, et qu’il croyait pouvoir me confier sans inconvénient. Ellénore fut d’abord surprise de cette révolution dans ma vie; mais je lui parlai de l’amitié du baron pour mon père, et du plaisir que je goûtais à consoler ce dernier de mon absence, en ayant l’air de m’occuper utilement. La pauvre Ellénore, je l’écris dans ce moment avec un sentiment de remords, éprouva quelque joie de ce que je paraissais plus tranquille, et se 181résigna sans trop se plaindre, à passer souvent la plus grande partie de la journée, séparée de moi. Le baron, de son côté, lorsqu’un peu de confiance se fut établi entre nous, me reparla d’Ellénore: mon intention positive était toujours d’en dire du bien: mais sans m’en apercevoir, je m’exprimais sur elle d’un ton plus leste et plus dégagé. Tantôt j’indiquais, par des maximes générales, que je reconnaissais la nécessité de m’en détacher. Tantôt la plaisanterie venait à mon secours; je parlais, en riant, des femmes et de la difficulté de rompre avec elles. Ces discours amusaient un vieux ministre, dont l’âme était usée, et qui se rappelait vaguement que, dans sa jeunesse, il avait aussi été tourmenté par des intri182gues d’amour. De la sorte, par cela seul que j’avais un sentiment caché, je trompais plus ou moins tout le monde. Je trompais Ellénore, car je savais que le baron voulait m’éloigner d’elle, et je le lui taisais. Je trompais M. de T***; car je lui laissais espérer que j’étais prêt à briser mes liens. Cette duplicité était fort éloignée de mon caractère naturel: mais l’homme se déprave, dès qu’il a dans le cœur une seule pensée qu’il est constamment forcé de dissimuler.
Jusques alors, je n’avais fait connaissance, chez le baron de T***, qu’avec les hommes qui composaient sa société particulière. Un jour, il me proposa de rester à une grande fête qu’il donnait pour la naissance de son 183maître. Vous y rencontrerez, me dit-il, les plus jolies femmes de Pologne. Vous n’y trouverez pas, il est vrai, celle que vous aimez; j’en suis fâché. Mais il y a des femmes que l’on ne voit que chez elles. Je fus péniblement affecté de cette phrase. Je gardai le silence: mais je me reprochais intérieurement de ne pas défendre Ellénore, qui, si l’on m’eût attaqué en sa présence, m’aurait si vivement défendu.
L’assemblée était nombreuse. On m’examinait avec attention. J’entendais répéter tout bas, autour de moi, le nom de mon père, celui d’Ellénore, celui du comte de P***. On se taisait à mon approche: on recommençait quand je m’éloignais. Il m’était démon184tré que l’on se racontait mon histoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière. Ma situation était insupportable: mon front était couvert d’une sueur froide. Tour-à-tour, je rougissais et je pâlissais.
Le baron s’aperçut de mon embarras. Il vint à moi, redoubla d’attentions et de prévenances, chercha toutes les occasions de me donner des éloges, et l’ascendant de sa considération força bientôt les autres à me témoigner les mêmes égards.
Lorsque tout le monde se fut retiré, Je voudrais, me dit M. de T***, vous parler encore une fois à cœur ouvert. Pourquoi voulez-vous rester dans une situation dont vous souffrez? à qui faites-vous du bien? croyez-vous que l’on 185ne sache pas ce qui se passe entre vous et Ellénore? Tout le public est informé de votre aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votre dureté; car pour comble d’inconséquence, vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux.
J’étais encore froissé de la douleur que j’avais éprouvée. Le baron me montra plusieurs lettres de mon père. Elles annonçaient une affliction bien plus vive que je ne l’avais supposé. Je fus ébranlé. L’idée que je prolongeais les agitations d’Ellénore vint ajouter à mon irrésolution. Enfin, comme si tout s’était réuni contr’elle, tandis-que j’hésitais, elle-même par sa véhé186mence acheva de me décider. J’avais été absent tout le jour. Le baron m’avait retenu chez lui après l’assemblée. La nuit s’avançait. On me remit de la part d’Ellénore une lettre en présence du baron de T***. Je vis dans les yeux de ce dernier une sorte de pitié de ma servitude. La lettre d’Ellénore était pleine d’amertume. Quoi, me dis-je, je ne puis passer un jour libre! je ne puis respirer une heure en paix! Elle me poursuit partout, comme un esclave qu’on doit ramener à ses pieds, et d’autant plus violent que je me sentais plus faible, oui, m’écriai-je, je le prends, l’engagement de rompre avec Ellénore, j’oserai le lui déclarer moi-même, vous pouvez d’avance en instruire mon père.
En disant ces mots, je m’élançai loin 187du baron. J’étais oppressé des paroles que je venais de prononcer, et je ne croyais qu’à peine à la promesse que j’avais donnée.
Ellénore m’attendait avec impatience. Par un hasard étrange, on lui avait parlé, pendant mon absence, pour la première fois, des efforts du baron de T*** pour me détacher d’elle. On lui avait rapporté les discours que j’avais tenus, les plaisanteries que j’avais faites. Ses soupçons étant éveillés, elle avait rassemblé dans son esprit plusieurs circonstances qui lui paraissaient les confirmer. Ma liaison subite avec un homme que je ne voyais jamais autrefois, l’intimité qui existait entre cet homme et mon père, lui semblaient des preuves irréfragables. Son inquiétude avait fait tant de progrès en peu d’heures, 188que je la trouvai pleinement convaincue de ce qu’elle nommait ma perfidie.
J’étais arrivé auprès d’elle, décidé à lui tout dire. Accusé par elle, le croira-t-on? je ne m’occupai qu’à tout éluder. Je niai même, oui, je niai ce jour là ce que j’étais déterminé à lui déclarer le lendemain.
Il était tard. Je la quittai. Je me hâtai de me coucher, pour terminer cette longue journée, et quand je fus bien sûr qu’elle était finie, je me sentis, pour le moment, délivré d’un poids énorme.
Je ne me levai le lendemain que vers le milieu du jour, comme si, en retardant le commencement de notre entrevue, j’avais retardé l’instant fatal.
Ellénore s’était rassurée pendant la 189nuit, et par ses propres réflexions et par mes discours de la veille. Elle me parla de ses affaires, avec un air de confiance qui n’annonçait que trop qu’elle regardait nos existences comme indissolublement unies. Où trouver des paroles qui la repoussassent dans l’isolement?
Le temps s’écoulait avec une rapidité effrayante. Chaque minute ajoutait à la nécessité d’un explication. Des trois jours que j’avais fixés, déjà le second était prêt à disparaître. M. de T*** m’attendait au plus tard le surlendemain. Sa lettre pour mon père était partie, et j’allais manquer à ma promesse, sans avoir fait pour l’exécuter la moindre tentative. Je sortais, je rentrais, je prenais la main d’Ellénore, je commençais une phrase que 190j’interrompais aussitôt. Je regardais la marche du soleil qui s’inclinait vers l’horizon. La nuit revint. J’ajournai de nouveau. Un jour me restait. C’était assez d’une heure.
Ce jour se passa comme le précédent. J’écrivis à M. de T*** pour lui demander du temps encore: et comme il est naturel aux caractères faibles de le faire, j’entassai dans ma lettre mille raisonnemens pour justifier mon retard, pour démontrer qu’il ne changeait rien à la résolution que j’avais prise, et que, dès l’instant même, on pouvait regarder mes liens avec Ellénore comme brisés pour jamais.




191CHAPITRE X ET DERNIER.
Je passai les jours suivans plus tranquille. J’avais rejeté dans le vague la nécessité d’agir. Elle ne me poursuivait plus comme un spectre. Je croyais avoir tout le temps de préparer Ellénore. Je voulais être plus doux, plus tendre avec elle, pour conserver au moins des souvenirs d’amitié. Mon trouble était tout différent de celui que j’avais connu jusqu’alors. J’avais imploré le ciel, pour qu’il élevât soudain entr’Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse franchir. Cet obstacle s’était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénore, comme sur un être que 192j’allais perdre. L’exigeance qui m’avait paru tant de fois insupportable ne m’effrayait plus. Je m’en sentais affranchi d’avance. J’étais plus libre en lui cédant encore, et je n’éprouvais plus cette révolte intérieure, qui, jadis, me portait sans cesse à tout déchirer. Il n’y avait plus en moi d’impatience. Il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le moment funeste.
Ellénore s’aperçut de cette disposition plus affectueuse et plus sensible: elle-même devint moins amère. Je recherchais des entretiens que j’avais évités: je jouissais de ses expressions d’amour, naguères importunes, précieuses maintenant, comme pouvant chaque fois être les dernières.
193Un soir, nous nous étions quittés, après une conversation plus douce que de coutume. Le secret que je renfermais dans mon sein me rendait triste: mais ma tristesse n’avait rien de violent. L’incertitude sur l’époque de la séparation que j’avais voulue, me servait à en écarter l’idée. La nuit, j’entendis dans le château un bruit inusité. Ce bruit cessa bientôt, et je n’y attachai point d’importance. Le matin cependant, l’idée m’en revint: j’en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pas vers la chambre d’Ellénore. Quel fut mon étonnement, lorsqu’on me dit que, depuis douze heures, elle avait une fièvre ardente, qu’un médecin que ses gens avaient fait appeler déclarait sa vie en danger, et qu’elle avait défendu 194impérieusement que l’on m’avertit ou qu’on me laissât pénétrer jusqu’à elle!
Je voulus insister. Le médecin sortit lui-même, pour me représenter la nécessité de ne lui causer aucune émotion. Il attribuait sa défense, dont il ignorait le motif, au désir de ne pas me causer d’alarmes. J’interrogeai les gens d’Ellénore avec angoisse sur ce qui avait pu la plonger d’une manière si subite dans un état si dangereux. La veille, après m’avoir quitté, elle avait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme à cheval; l’ayant ouverte et parcourue, elle s’était évanouie; revenue à elle, elle s’était jetée sur son lit, sans prononcer une parole; l’une de ses femmes, inquiète de l’agitation qu’elle remarquait en elle, était restée 195dans sa chambre à son insu; vers le milieu de la nuit, cette femme l’avait vue saisie d’un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle était couchée; elle avait voulu m’appeler; Ellénore s’y était opposée avec une espèce de terreur tellement violente qu’on n’avait osé lui désobéir; on avait envoyé chercher un médecin; Ellénore avait refusé, refusait encore de lui répondre; elle avait passé la nuit, prononçant des mots entrecoupés qu’on n’avait pu comprendre, et appuyant souvent son mouchoir sur sa bouche, comme pour s’empêcher de parler.
Tandis qu’on me donnait ces détails, une autre femme, qui était restée près d’Ellénore, accourut toute effrayée. Ellénore paraissait avoir perdu l’usage 196de ses sens. Elle ne distinguait rien de ce qui l’entourait. Elle poussait quelquefois des cris, elle répétait mon nom, puis, épouvantée, elle faisait signe de la main, comme pour que l’on éloignât d’elle quelqu’objet qui lui était odieux.
J’entrai dans sa chambre. Je vis au pied de son lit deux lettres. L’une était la mienne au Baron de T***, l’autre était de lui-même à Ellénore. Je ne conçus que trop alors le mot de cette affreuse énigme. Tous mes efforts, pour obtenir le temps que je voulais consacrer encore aux derniers adieux, s’étaient tournés de la sorte contre l’infortunée que j’aspirais à ménager. Ellénore avait lu, tracées de ma main, mes promesses de l’abandonner, pro197messes qui n’avaient été dictées que par le désir de rester plus long-temps près d’elle, et que la vivacité de ce désir même m’avait porté à répéter, à développer de mille manières. L’œil indifférent de M. de T*** avait facilement démêlé, dans ces protestations réitérées à chaque ligne, l’irrésolution que je déguisais, et les ruses de ma propre incertitude. Mais le cruel avait trop bien calculé qu’Ellénore y verrait un arrêt irrévocable. Je m’approchai d’elle. Elle me regarda sans me reconnaître. Je lui parlai. Elle tréssaillit. Quel est ce bruit, s’écria-t-elle? c’est la voix qui m’a fait du mal. Le médecin remarqua que ma présence ajoutait à son délire, et me conjura de m’éloigner. Comment peindre ce que 198j’éprouvai pendant trois longues heures? le médecin sortit enfin. Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il ne désespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre était calmée.
Ellénore dormit long-temps. Instruit de son réveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle me fit dire d’entrer. Je voulus parler. Elle m’interrompit. Que je n’entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus, je ne m’oppose à rien; mais que cette voix que j’ai tant aimée, que cette voix, qui retentissait au fond de mon cœur, n’y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j’ai été violente, j’ai pu vous offenser: mais vous ne sa199vez pas ce que j’ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez.
Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma main. Il était brûlant. Une contraction terrible défigurait ses traits. Au nom du ciel, m’écriai-je, chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable: cette lettre… Elle frémit et voulut s’éloigner. Je la retins. Faible, tourmenté, continuai-je, j’ai pu céder un instant à une insistance cruelle. Mais n’avez-vous pas vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare? J’ai été mécontent, malheureux, injuste. Peut-être, en luttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné de la force à des velléités passagères que je méprise au200jourd’hui. Mais pouvez-vous douter de mon affection profonde? Nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l’une à l’autre par mille liens que rien ne peut rompre? Tout le passé ne nous est-il pas commun? Pouvons-nous jeter un regard sur les trois années qui viennent de finir, sans nous retracer des impressions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons goûtés, des peines que nous avons supportées ensemble. Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons les heures du bonheur et de l’amour. Elle me regarda quelque temps avec l’air du doute. Votre père, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce qu’on attend de vous?…. Sans doute répondis-je, une fois, un jour, peut-201être…. Elle remarqua que j’hésitais. Mon Dieu, s’écria-t-elle, pourquoi m’avait-il rendu l’espérance, pour me la ravir aussitôt! Adolphe, je vous remercie de vos efforts. Ils m’ont fait du bien, d’autant plus de bien qu’ils ne vous coûteront, je l’espère, aucun sacrifice. Mais je vous en conjure, ne parlons plus de l’avenir. Ne vous reprochez rien, quoiqu’il arrive. Vous avez été bon pour moi. J’ai voulu ce qui n’était pas possible. L’amour était toute ma vie: il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moi maintenant quelques jours encore. Des larmes coulèrent abondamment de ses yeux. Sa respiration fut moins oppressée. Elle appuya sa tête sur mon épaule. C’est ici, dit-elle, que j’ai toujours désiré 202mourir. Je la serrai contre mon cœur. J’abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mes fureurs cruelles. Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content. – Puis-je l’être si vous êtes malheureuse? – Je ne serai pas long-temps malheureuse, vous n’aurez pas long-temps à me plaindre. – Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire chimériques. Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a long-temps invoqué la mort, le ciel nous envoye à la fin je ne sais quel pressentiment infaillible, qui nous avertit que notre prière est exaucée. – Je lui jurai de ne jamais la quitter. – Je l’ai toujours espéré, maintenant j’en suis sûre.
C’était une de ces journées d’hiver, où le soleil semble éclairer tristement 203la campagne grisâtre, comme s’il regardait en pitié la terre qu’il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir. Il fait bien froid, lui dis-je. – N’importe, je voudrais me promener avec vous. Elle prit mon bras; nous marchâmes long-temps sans rien dire. Elle avançait avec peine, et se penchait sur moi presque toute entière. – Arrêtons-nous un instant. – Non, me répondit-elle, j’ai du plaisir à me sentir encore soutenue par vous. Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein: mais les arbres étaient sans feuilles: aucun souffle n’agitait l’air, aucun oiseau ne le traversait, tout était immobile, et le seul bruit qui se fit entendre était celui de l’herbe glacée qui se brisait sous nos pas. 204Comme tout est calme, me dit Ellénore, comme la nature se résigne! Le cœur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner? Elle s’assit sur une pierre. Tout-à-coup elle se mit à genoux, et baissant la tête, elle l’appuya sur ses deux mains. J’entendis quelques mots prononcés à voix basse. Je m’aperçus qu’elle priait. Se relevant enfin, rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’ai peur de me trouver mal. Ne me dites rien. Je ne suis pas en état de vous entendre.
À dater de ce jour, je vis Ellénore s’affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des médecins autour d’elle. Les uns m’annoncèrent un mal sans remède. D’autres me bercèrent d’espérances vaines. Mais la nature sombre 205et silencieuse poursuivait d’un bras invisible son travail impitoyable. Par momens, Ellénore semblait reprendre à la vie. On eût dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s’était retirée. Elle relevait sa tête languissante. Ses joues se couvraient de couleurs un peu plus vives: ses yeux se ranimaient. Mais tout-à-coup, par le jeu cruel d’une puissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans que l’art en put deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher par degrés à la destruction. Je vis se graver sur cette figure si noble et si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant et déplorable! ce caractère énergique et fier, recevoir de la souffrance physique mille impres206sions confuses et incohérentes, comme si, dans ces instans terribles, l’âme, froissée par le corps, se métamorphosait en tout sens, pour se plier avec moins de peine à la dégradation des organes.
Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœur d’Ellénore: ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente: j’inventais des prétextes pour sortir: je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle. J’arrosais de mes pleurs les pierres, 207le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir.
Ce n’étaient pas les regrets de l’amour: c’était un sentiment plus sombre et plus triste. L’amour s’identifie tellement à l’objet aimé, que, dans son désespoir même, il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée; l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte au milieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire. Je n’espérais point mourir avec Ellénore. J’allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois de traverser indépendant. J’avais brisé l’être qui m’aimait: j’avais brisé ce cœur, compagnon du mien, qui avait persisté à se dévouer à moi, dans sa tendresse infatigable. 208Déjà l’isolement m’atteignait: Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais déjà plus lui confier mes pensées. J’étais déjà seul sur la terre. Je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amour qu’elle répandait autour de moi. L’air que je respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférens. Toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé.
Le danger d’Ellénore devint tout-à-coup plus imminent. Des symptômes qu’on ne pouvait méconnaître annoncèrent sa fin prochaine. Un prêtre de sa religion l’en avertit. Elle me pria de lui apporter une cassette qui contenait beaucoup de papiers. Elle en fit brûler plusieurs devant elle: mais elle 209paraissait en chercher un qu’elle ne trouvait point, et son inquiétude était extrême. Je la suppliai de cesser cette recherche qui l’agitait, et pendant laquelle, deux fois, elle s’était évanouie. J’y consens, me répondit-elle, mais cher Adolphe, ne me refusez pas une prière. Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais où, une lettre qui vous est adressée. Brûlez-la sans la lire, je vous en conjure, au nom de notre amour, au nom de ces derniers momens, que vous avez adoucis. Je le lui promis. Elle fut plus tranquille. Laissez-moi me livrer à présent, me dit-elle, aux devoirs de ma religion. J’ai bien des fautes à expier: mon amour pour vous fut peut-être une faute; je ne le croirais pourtant pas, si cet amour avait pu vous rendre heureux.
210Je la quittai. Je ne rentrai qu’avec tous ses gens pour assister aux dernières et solennelles prières. À genoux dans un coin de sa chambre, tantôt je m’abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par une curiosité involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns, la distraction des autres, et cet effet singulier de l’habitude, qui introduit l’indifférence dans toutes les pratiques prescrites, et qui fait regarder les cérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des choses convenues et de pure forme. J’entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres, comme si eux aussi n’eussent pas dû être acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi n’eussent pas dû mourir un jour. J’étais loin cependant de dé211daigner ces pratiques. En est-il une seule, dont l’homme, dans son ignorance, ose prononcer l’inutilité? Elles rendaient du calme à Ellénore: elles l’aidaient à franchir ce pas terrible, vers lequel nous avançons tous, sans qu’aucun de nous puisse prévoir ce qu’il doit éprouver alors. Ma surprise n’est pas que l’homme ait besoin d’une religion; ce qui m’étonne, c’est qu’il se croye jamais assez fort, assez à l’abri du malheur pour oser en rejeter une. Il devrait, ce me semble, être porté, dans sa faiblesse, à les invoquer toutes. Dans la nuit épaisse qui nous entoure, est-il une lueur que nous puissions repousser! au milieu du torrent qui nous entraîne, est-il une branche à laquelle nous osions refuser de nous retenir?
212L’impression produite sur Ellénore par une solemnité si lugubre parut l’avoir fatiguée. Elle s’assoupit d’un sommeil assez paisible. Elle se réveilla moins souffrante. J’étais seul dans sa chambre. Nous nous parlions de temps en temps à de longs intervalles. Le médecin, qui s’était montré le plus habile dans ses conjectures, m’avait prédit qu’elle ne vivrait pas vingt-quatre heures. Je regardais tour-à-tour une pendule qui marquait les heures, et le visage d’Ellénore, sur lequel je n’apercevais nul changement nouveau. Chaque minute qui s’écoulait ranimait mon espérance, et je révoquais en doute les présages d’un art mensonger. Tout-à-coup Ellénore s’élança par un mouvement subit. Je la retins dans mes bras. Un tremble213ment convulsif agitait tout son corps. Ses yeux me cherchaient; mais dans ses yeux se peignait un effroi vague, comme si elle eut demandé grâce à quelqu’objet menaçant qui se dérobait à mes regards. Elle se relevait, elle retombait, on voyait qu’elle s’efforçait de fuir. On eût dit qu’elle luttait contre une puissance physique invisible, qui, lassée d’attendre le moment funeste, l’avait saisie et la retenait, pour l’achever sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l’acharnement de la nature ennemie. Ses membres s’affaissèrent. Elle sembla reprendre quelque connaissance: elle me serra la main. Elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes: elle voulut parler, il n’y avait plus de voix. Elle laissa tomber, com214me résignée, sa tête sur le bras qui l’appuyait. Sa respiration devint plus lente. Quelques instans après, elle n’était plus.
Je demeurai long-temps immobile, près d’Ellénore sans vie. La conviction de sa mort n’avait pas encore pénétré dans mon âme. Mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide ce corps inanimé. Une de ses femmes, étant entrée, répandit dans la maison la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi me tira de la léthargie où j’étais plongé. Je me levai. Ce fut alors que j’éprouvai la douleur déchirante et toute l’horreur de l’adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vie vulgaire, tant de soins et d’agitations qui ne la regardaient plus, dissipèrent cette illu215sion que je prolongeais, cette illusion par laquelle je croyais encore exister avec Ellénore. Je sentis le dernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamais entr’elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent! Naguères, toutes mes actions avaient un but. J’étais sûr, par chacune d’elles, d’épargner une peine ou de causer un plaisir. Je m’en plaignais alors. J’étais impatienté qu’un œil ami observât mes démarches, que le bonheur d’un autre y fut attaché. Personne maintenant ne les observait: elles n’intéressaient personne. Nul ne me disputait mon temps, ni mes heures: au216cune voix ne me rappelait quand je sortais: j’étais libre en effet: je n’étais plus aimé: j’étais étranger pour tout le monde.
L’on m’apporta tous les papiers d’Ellénore, comme elle l’avait ordonné. À chaque ligne, j’y rencontrai de nouvelles preuves de son amour; de nouveaux sacrifices qu’elle m’avait faits et qu’elle m’avait cachés. Je trouvai enfin cette lettre, que j’avais promis de brûler. Je ne la reconnus pas d’abord. Elle était sans adresse, elle était ouverte. Quelques mots frappèrent mes regards malgré moi. Je tentai vainement de les en détourner. Je ne pus résister au besoin de la lire toute entière. Je n’ai pas la force de la transcrire. Ellénore l’avait écrite, après 217une des scènes violentes qui avaient précédé sa maladie. Adolphe, me disait-elle, pourquoi vous acharnez-vous sur moi? quel est mon crime, de vous aimer, de ne pouvoir exister sans vous? Par quelle pitié bisarre n’osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l’être malheureux près de qui votre pitié vous retient? Pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au moins généreux? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible? L’idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter! Qu’exigez-vous? Que je vous quitte? Ne voyez-vous pas que je n’en ai pas la force? Ah! c’est à vous qui n’aimez pas, c’est à vous à la trouver, cette force, dans ce cœur lassé de moi, 218que tant d’amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vos pieds. Dites un mot, écrivait-elle ailleurs. Est-il un pays où je ne vous suive, est-il une retraite où je ne me cache, pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votre vie? Mais non, vous ne le voulez pas. Tous les projets que je propose, timide et tremblante, car vous m’avez glacée d’effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce que j’obtiens de mieux, c’est votre silence. Tant de dureté ne convient pas à votre caractère. Vous êtes bon: vos actions sont nobles et dévouées: mais quelles actions effaceraient vos paroles? Ces paroles acérées retentissent autour de moi: je les 219entends la nuit: elles me suivent: elles me dévorent: elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il donc que je meure, Adolphe? Eh bien, vous serez content. Elle mourra, cette pauvre créature, que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importune Ellénore, que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue. Elle mourra. Vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler. Vous les connaîtrez, ces hommes, que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférens, et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez 220ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard.




221LETTRE À L’ÉDITEUR.
Je vous renvoye, Monsieur, le manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je vous remercie de cette complaisance, bien qu’elle ait réveillé en moi de tristes souvenirs, que le temps avait effacés. J’ai connu la plupart de ceux qui figurent dans cette histoire; car elle n’est que trop vraie. J’ai vu souvent ce bisarre et malheureux Adolphe, qui en est à la fois l’auteur et le héros. J’ai tenté d’arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d’un sort plus doux et d’un cœur plus fidèle, à l’être malfaisant, 222qui, non moins misérable qu’elle, la dominait par une espèce de charme, et la déchirait par sa faiblesse. Hélas! la dernière fois que je l’ai vue, je croyais lui avoir donné quelque force, avoir armé sa raison contre son cœur. Après une trop longue absence, je suis revenu dans les lieux où je l’avais laissée; et je n’ai trouvé qu’un tombeau.
Vous devriez, Monsieur, publier cette anecdote. Elle ne peut désormais blesser personne, et ne serait pas, à mon avis, sans utilité. Le malheur d’Ellénore prouve, que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante: elle se reproduit sous trop de formes. Elle mêle trop d’amertumes à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné. 223Elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l’âme, qui la saisissent quelquefois subitement, au sein de l’intimité. Les indifférens ont un empressement merveilleux à être tracassiers au nom de la morale et nuisibles par zèle pour la vertu. On dirait que la vue de l’affection les importune, parce qu’ils en sont incapables; et quand ils peuvent se prévaloir d’un prétexte, ils jouissent de l’attaquer, et de la détruire. Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment, que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu’elle n’est pas forcée à le respecter comme légitime, s’arme de tout ce qu’il y a de mauvais dans le cœur de l’homme, pour décourager tout ce qu’il y a de bon!
224L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez, qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent, qu’il n’a fait aucun usage d’une liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes, et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié.
S’il vous en faut des preuves, Monsieur, lisez ces lettres qui vous instruiront du sort d’Adolphe. Vous le verrez dans bien des circonstances diverses, et toujours la victime de ce mélange d’égoïsme et de sensibilité, qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres; prévoyant le mal avant de le faire, et reculant, avec désespoir, après l’avoir fait, puni de ses qualités, 225plus encore que de ses défauts, parce que ses qualités prenaient leur source dans ses émotions, et non dans ses principes, tour-à-tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, mais ayant toujours fini par la dureté, après avoir commencé par le dévouement, et n’ayant ainsi laissé de traces que de ses torts.


RÉPONSE.
Oui, Monsieur, je publierai le manuscrit que vous me renvoyez, (non que je pense comme vous sur l’utilité dont il peut être; chacun ne s’instruit qu’à ses dépens dans ce monde, et les femmes qui le liront s’imagine226ront toutes avoir rencontré mieux qu’Adolphe ou valoir mieux qu’Ellénore:) mais je le publierai, comme une histoire assez vraie de la misère du cœur humain. S’il renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse. Il prouve que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur, ni à en donner: il prouve que le caractère, la fermeté, la fidélité, la bonté, sont les dons qu’il faut demander au ciel; et je n’appelle pas bonté cette pitié passagère, qui ne subjugue point l’impatience, et ne l’empêche pas de rouvrir les blessures qu’un moment de regret avait fermées. La grande question dans la vie, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie 227pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait. Je hais d’ailleurs cette fatuité d’un esprit qui croit excuser ce qu’il explique. Je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir. Je hais cette faiblesse qui s’en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n’est point dans ses alentours, mais qu’il est en elle. J’aurais deviné qu’Adolphe a été puni de son caractère par son caractère même, qu’il n’a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile, qu’il a consumé ses facultés sans autre direction que le caprice, sans 228autre force que l’irritation; j’aurais, dis-je, deviné tout cela, quand vous ne m’auriez pas communiqué sur sa destinée de nouveaux détails dont j’ignore encore si je ferai quelque usage. Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout. C’est en vain qu’on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec soi-même; on change de situation, mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer, et comme on ne se corrige pas, en se déplaçant, l’on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances.
FIN.
LONDRES: DE L’IMPRIMERIE DE SCHULZE ET DEAN, 13, POLAND STREET, OXFORD STREET.
iiiADOLPHE;
ANECDOTE
TROUVÉE DANS LES PAPIERS D’UN INCONNU,
ET PUBLIÉE PAR
M. BENJAMIN DE CONSTANT.
Seconde Édition
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.

LONDRES:
CHEZ COLBURN, LIBRAIRE,
PARIS:
CHEZ
TREUTTEL ET WÜRTZ.
1816.





vPRÉFACE
DE LA SECONDE ÉDITION,
OU ESSAI SUR LE CARACTÈRE ET LE RÉSULTAT MORAL DE L’OUVRAGE.
Le succès de ce petit ouvrage nécessitant une seconde édition, j’en profite pour y joindre quelques réflexions sur le caractère et la morale de cette anecdote à laquelle l’attention du public donne une valeur que j’étais loin d’y attacher.
J’ai déjà protesté contre les allusions qu’une malignité qui aspire au mérite de la pénétration, par d’absurdes conjectures, a cru y trouver. Si j’avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s’il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui put les autoriser, je me considérerais comme digne d’un blâme rigoureux.
Mais tous ces rapprochemens prétendus sont heureusement trop vagues et trop dénués de vérité, pour avoir fait impression. Aussi n’avaient-ils point pris naissance dans la société. Ils étaient l’ouvrage de ces hommes qui, n’étant pas admis dans le monde, l’obviservent du dehors, avec une curiosité gauche et une vanité blessée, et cherchent à trouver ou à causer du scandale, dans une sphère au-dessus d’eux.
Ce scandale est si vite oublié que j’ai peut-être tort d’en parler ici. Mais j’en ai ressenti une pénible surprise, qui m’a laissé le besoin de répéter qu’aucun des caractères tracés dans Adolphe n’a de rapport avec aucun des individus que je connais, que je n’ai voulu en peindre aucun, ami ou indifférent; car envers ceux-ci mêmes, je me crois lié par cet engagement tacite d’égards et de discrétion réciproque, sur lequel la société repose.
Au reste, des écrivains plus célèbres que moi ont éprouvé le même sort. L’on a prétendu que M. de Chateaubriand s’était décrit dans René; et la femme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu’elle est la meilleure, Madame de Staël a été soupçonnée, non-seulement de s’être peinte dans Delphine et dans Corinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses connaissances des portraits sévères; imputations bien peu méritées; car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin des ressources de viila méchanceté, et toute perfidie sociale est incompatible avec le caractère de Madame de Staël, ce caractère si noble, si courageux dans la persécution, si fidèle dans l’amitié, si généreux dans le dévouement.
Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœur humain.
Je pense, je l’avoue, qu’on a pu trouver dans Adolphe un but plus utile et, si j’ose le dire, plus relevé.
Je n’ai pas seulement voulu prouver le danger de ces liens irréguliers, ou? l’on est d’ordinaire d’autant plus enchaîné qu’on se croit plus libre. Cette démonstration aurait bien eu son utilité; mais ce n’était pas là toutefois mon idée principale.
Indépendamment de ces liaisons établies que la société tolère et condamne, il y a dans la simple habitude d’emprunter le langage viiide l’amour, et de se donner ou de faire naître en d’autres des émotions de cœur passagères, un danger qui n’a pas été suffisamment apprécié jusqu’ici. L’on s’engage dans une route dont on ne saurait prévoir le terme, l’on ne sait ni ce qu’on inspirera, ni ce qu’on s’expose à éprouver. L’on porte en se jouant des coups dont on ne calcule ni la force, ni la réaction sur soi-même; et la blessure qui semble effleurer, peut être incurable.
Les femmes coquettes font déjà beaucoup de mal, bien que les hommes, plus forts, plus distraits du sentiment par des occupations impérieuses, et destinés à servir de centre à ce qui les entoure, n’aient pas au même degré que les femmes, la noble et dangereuse faculté de vivre dans un autre et pour un autre. Mais combien ce manège, qu’au premier coup-d’œil on jugerait frivole, devient plus cruel, quand il s’exerce sur des êtres faibles, n’ayant de vie réelle que dans le cœur, d’intérêt profond que dans l’affection, sans activité qui les occupe, et sans carrière qui les commande, confiantes par nature, crédules par une excusable vanité, sentant que leur seule existence est de se liixvrer sans réserve à un protecteur, et entrainées sans cesse à confondre le besoin d’appui et le besoin d’amour!
Je ne parle pas des malheurs positifs qui résultent de liaisons formées et rompues, du bouleversement des situations, de la rigueur des jugemens publics, et de la malveillance de cette société implacable, qui semble avoir trouvé du plaisir à placer les femmes sur un abîme, pour les condamner, si elles y tombent. Ce ne sont là que des maux vulgaires. Je parle de ces souffrances du cœur, de cet étonnement douloureux d’une âme trompée, de cette surprise avec laquelle elle apprend que l’abandon devient un tort, et les sacrifices des crimes aux yeux mêmes de celui qui les reçût. Je parle de cet effroi qui la saisit, quand elle se voit délaissée par celui qui jurait de la protéger; de cette défiance qui succède à une confiance si entière, et qui, forcée à se diriger contre l’être qu’on élevait au-dessus de tout, s’étend par-là même au reste du monde. Je parle de cette estime refoulée sur elle-même, et qui ne sait où se placer.
Pour les hommes mêmes, il n’est pas indifférent de faire ce mal. Presque tous se xcroyent bien plus mauvais, plus légers qu’ils ne sont. Ils pensent pouvoir rompre avec facilité le lien qu’ils contractent avec insousiance. Dans le lointain, l’image de la douleur paraît vague et confuse, telle qu’un nuage qu’ils traverseront sans peine. Une doctrine de fatuité, tradition funeste, que lègue à la vanité de la génération qui s’élève la corruption de la génération qui a vieilli, une ironie devenue triviale, mais qui séduit l’esprit par des rédactions piquantes, comme si les rédactions changeaient le fond des choses, tout ce qu’ils entendent, en un mot, et tout ce qu’ils disent, semble les armer contre les larmes qui ne coulent pas encore. Mais lorsque ces larmes coulent, la nature revient en eux, malgré l’atmosphère factice dont ils s’étaient environnés. Ils sentent qu’un être qui souffre parce qu’il aime est sacré. Ils sentent que dans leur cœur même qu’ils ne croyaient pas avoir mis de la partie, se sont enfoncées les racines du sentiment qu’ils ont inspiré, et s’ils veulent dompter ce que par habitude ils nomment faiblesse, il faut qu’ils descendent dans ce cœur misérable, qu’ils y froissent ce qu’il y a de généreux, qu’ils y x[i]brisent ce qu’il y a de fidèle, qu’ils y tuent ce qu’il y a de bon. Ils réussissent, mais en frappant de mort une portion de leur âme, et ils sortent de ce travail, ayant trompé la confiance, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, insulté la morale en la rendant l’excuse de la dureté, profané toutes les expressions et foulé aux pieds tous les sentimens. Ils survivent ainsi à leur meilleure nature, pervertis par leur victoire, ou honteux de cette victoire, si elle ne les a pas pervertis.
Quelques personnes m’ont demandé ce qu’aurait dit faire Adolphe, pour éprouver et causer moins de peine? Sa position et celle d’Ellénore étaient sans ressource, et c’est précisément ce que j’ai voulu. Je l’ai montré tourmenté parce qu’il n’aimait que faiblement Ellénore: mais il n’eût pas été moins tourmenté, s’il l’eut aimée davantage. Il soutirait par elle, faute de sentiment: avec un sentiment plus passionné, il eût souffert pour elle. La société, désapprobatrice et dédaigneuse, aurait versé tous ses venins sur l’affection que son aveu n’eût pas sanctionnée. xiiC’est ne pas commencer de telles liaisons qu’il faut pour le bonheur de la vie: quand on est entré dans cette route, on n’a plus que le choix des maux.





IIIAVIS DE L’ÉDITEUR.
Je parcourais l’Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un débordemeut du Néto. Il y avait, dans la même auberge, un étranger qui se trouvait forcé d’y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste. Il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui, comme un seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. Il m’est égal, me répondait-il, d’être ici ou ailleurs. Notre hôte, qui avait causé avec un domestique IVNapolitain, qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu’il ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monumens, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d’une manière suivie. Il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait des journées entières, assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains.
Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis de partir, cet étranger tomba très-malade. L’humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n’y avait à Cerenza qu’un chirurgien de village. Je voulais envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. Ce n’est pas la Vpeine, me dit l’étranger, l’homme que voilà est précisément ce qu’il me faut. Il avait raison, peut-être plus qu’il ne le pensait; car cet homme le guérit. Je ne vous croyais pas si habile, lui dit-il avec une sorte d’humeur, en le congédiant: puis il me remercia de mes soins, et il partit.
Plusieurs mois après, je reçus à Naples une lettre de l’hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli, route que l’étranger et moi nous avions suivie, mais séparément. L’aubergiste qui me l’envoyait se croyait sûr qu’elle appartenait à l’un de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes, sans adresses, ou dont les adresses et les signatures étaient effaVIcées, un portrait de femme, et un cahier contenant l’anecdote, ou l’histoire qu’on va lire. L’étranger, propriétaire de ces effets, ne m’avait laissé, en me quittant, aucun moyen de lui écrire. Je les conservais depuis dix ans, incertain de l’usage que je devais en faire, lorsqu’en ayant parlé, par hasard, à quelques personnes, dans une ville d’Allemagne, l’une d’entr’elles me demanda avec instance de lui confier le manuscrit dont j’étais dépositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoyé, avec une lettre que j’ai placée à la fin de cette histoire, parce qu’elle serait inintelligible, si on la lisait, avant de connaître l’histoire elle-même.
Cette lettre m’a décidé à la publicaVIItion actuelle, en me donnant la certitude qu’elle ne peut offenser ni compromettre personne. Je n’ai pas changé un mot à l’original. La suppression même des noms propres ne vient pas de moi. Ils n’étaient désignés que comme ils sont encore, par des lettres initiales.




1ADOLPHE.
CHAPITRE PREMIER.
Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l’université de Göttingue. – L’intention de mon père, ministre de l’Électeur de ****, était que je parcourusse les pays les plus remarquables de l’Europe. Il voulait ensuite m’appeler auprès de lui, me faire entrer dans le département dont la direction lui était confiée, et me préparer à le remplacer un jour. J’avais obtenu, par un travail assez opiniâtre, au milieu d’une vie 2très-dissipée, des succès qui m’avaient distingué de mes compagnons d’étude, et qui avaient fait concevoir à mon père sur moi des espérances probablement fort exagérées.
Ces espérances l’avaient rendu très-indulgent pour beaucoup de fautes que j’avais commises. Il ne m’avait jamais laissé souffrir des suites de ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu mes demandes à cet égard.
Malheureusement sa conduite était plutôt noble et généreuse que tendre. J’étais pénétré de tous ses droits à ma reconnaissance et à mon respect. Mais aucune confiance n’avait existé jamais entre nous. Il avait dans l’esprit je ne sais quoi d’ironique qui convenait mal à mon caractère. Je ne demandais alors 3qu’à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l’âme hors de la sphère commune, et lui inspirent le dédain de tous les objets qui l’environnent. Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait d’abord de pitié, et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d’avoir eu jamais un entretien d’une heure avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles. Mais à peine étions-nous en présence l’un de l’autre, qu’il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moi d’une manière pénible. Je ne 4savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusques dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur nos impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentimens mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas, que même avec son fils, mon père était timide, et que souvent après avoir long-temps attendu de moi quelques témoignages d’affection que sa froideur apparente semblait m’interdire, il me quittait les 5yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d’autres de ce que je ne l’aimais pas.
Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune, et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me 6la rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables pensées. Delà une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est même à présent l’effet de cette disposition d’âme, que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n’avais point ce7pendant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraît annoncer. Tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne m’apercevais pas; mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour-à-tour attiraient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s’était encore fortifiée par l’idée de la mort, idée qui m’avait frappé très-jeune, et sur laquelle je n’ai jamais conçu que les hommes s’étourdissent si facilement. J’avais à l’âge de dix-sept ans vu mourir une femme âgée, dont l’esprit, d’une tournure remarquable et bisarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant 8d’autres, s’était, à l’entrée de sa carrière, lancée vers le monde qu’elle ne connaissait pas, avec le sentiment d’une grande force d’âme et de facultés vraiment puissantes. Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir, et la vieillesse enfin l’avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d’une de nos terres, mécontente et retirée, n’ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant près d’un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces et la mort toujours pour terme de tout. Et après avoir tant causé de la mort avec elle, 9j’avais vu la mort la frapper à mes yeux.
Cet événement m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas. Je lisais de préférence dans les poëtes ce qui rappelait la briéveté de la vie humaine. Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie, précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif? Serait-ce que la vie semble d’autant plus réelle, que 10toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans l’horizon, lorsque les nuages se dissipent?
Je me rendis, en quittant Göttingue, dans la petite ville de D***. Cette ville était la résidence d’un Prince, qui, comme la plupart de ceux de l’Allemagne, gouvernait avec douceur un pays de peu d’étendue, protégeait les hommes éclairés qui venaient s’y fixer, laissait à toutes les opinions une liberté parfaite, mais qui, borné par l’ancien usage à la société de ses courtisans, ne rassemblait par là même autour de lui que des hommes en grande partie insignifians ou médiocres. Je fus accueilli dans cette cour, avec la curiosité qu’inspire naturellement tout étranger qui 11vient rompre le cercle de la monotonie et de l’étiquette. Pendant quelques mois, je ne remarquai rien qui put captiver mon attention. J’étais reconnaissant de l’obligeance qu’on me témoignait. Mais tantôt ma timidité m’empêchait d’en profiter, tantôt la fatigue d’une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l’on m’invitait à partager. Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gens m’inspiraient de l’intérêt. Or les hommes se blessent de l’indifférence. Ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation. Ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuye avec eux naturellement. Quelquefois je cherchais à contraindre mon ennui: je me réfugiais dans une taciturnité profonde: 12on prenait cette taciturnité pour du dédain. D’autrefois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller à quelques plaisanteries, et mon esprit mis en mouvement, m’entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridicules que j’avais observés durant un mois. Les confidens de mes épanchemens subits et involontaires ne m’en savaient aucun gré, et avaient raison: car c’était le besoin de parler qui me saisissait et non la confiance. J’avais contracté dans mes conversations avec la femme qui la première avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j’entendais la médiocrité disserter avec 13complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu’elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire: non que j’eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j’étais impatienté d’une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinct m’avertissait d’ailleurs de me défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu’elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails.
Je me donnai bientôt par cette conduite une grande réputation de légé14reté, de persifflage, de méchanceté. Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d’une âme haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu’il y avait de plus respectable. Ceux dont j’avais eu le tort de me moquer, trouvaient commode de faire cause commune avec les principes qu’ils m’accusaient de révoquer en doute. Parce que sans le vouloir, je les avais fait rire aux dépens les uns des autres, tous se réunirent contre moi. On eût dit qu’en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu’ils m’avaient faite. On eût dit qu’en se montrant à mes yeux tels qu’ils étaient, ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence. Je n’avais point la cons15cience d’avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière. J’en trouvais à les observer et à les décrire: et ce qu’ils appelaient une perfidie, me paraissait un dédommagement tout innocent et très-légitime.
Je ne veux point ici me justifier. J’ai renoncé depuis long-temps à cet usage frivole et facile d’un esprit sans expérience. Je veux simplement dire, et cela pour d’autres que pour moi qui suis maintenant à l’abri du monde, qu’il faut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur, nous l’ont faite. L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect d’une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un 16cœur naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre. Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu’elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l’on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule, tandis qu’en entrant on n’y respirait qu’avec effort.
Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils renferment en eux-mêmes leur dissentiment secret. Ils aperçoivent dans la plupart des ridicules, le germe des vices. Ils n’en plaisantent plus, parce que le mépris 17remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux.
Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable. On ne pouvait même m’en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement; mais on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr, deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas.




18CHAPITRE II.
Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de l’impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des études que j’interrompais souvent, des projets que je n’exécutais pas, des plaisirs qui ne m’intéressaient guères, lorsqu’une circonstance très-frivole en apparence produisit dans ma disposition une révolution importante.
Un jeune homme avec lequel j’étais assez lié, cherchait depuis quelques mois à plaire à l’une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions. J’étais le confi19dent très-désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts, il parvint à se faire aimer, et comme il ne m’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès. Rien n’égalait ses transports et l’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretter de n’en avoir pas essayé encore. Je n’avais point eu jusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour propre. Un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux. Un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la vanité. Il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentimens 20de l’homme sont confus et mélangés; ils se composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.
J’avais dans la maison de mon père adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour. Il les regardait comme des amusemens, si non permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe, qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire 21ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire, de contracter un engagement durable, avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs. Mais du reste, toutes les femmes, aussi long-temps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvéniens, être prises, puis être quittées: et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu: Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir.
L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfans s’étonnent de voir 22contredire par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules bannales que leurs parens sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.
Tourmenté d’une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et je regardais autour de moi; je ne voyais personne qui m’inspirât de l’amour, personne qui me parut susceptible d’en prendre. J’interrogeais mon cœur et mes goûts; je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Je m’agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P***, 23homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite! il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré, dans plusieurs occasions, un caractère distingué. Sa famille, assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son père avait été proscrit. Sa mère était allé chercher un asile en France, et y avait mené sa fille, qu’elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet. Le comte de P*** en était devenu amoureux. J’ai toujours ignoré comment s’était formée une liaison, qui, lorsque j’ai vu 24pour la première fois Ellénore, était, dès long-temps, établie et pour ainsi dire consacrée. La fatalité de sa situation, ou l’inexpérience de son âge l’avaient-elles jetée dans une carrière qui répugnait également à son éducation, à ses habitudes, et à la fierté qui faisait une partie très-remarquable de son caractère? Ce que je sais, ce que tout le monde a su, c’est que la fortune du comte de P*** ayant été presqu’entièrement détruite, et sa liberté menacée, Ellénore lui avait donné de telles preuves de dévouement, avait rejeté avec un tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé ses périls et sa pauvreté avec tant de zèle et même de joie, que la sévérité la plus scrupuleuse ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la 25pureté de ses motifs et au désintéressement de sa conduite. C’était à son activité, à son courage, à sa raison, aux sacrifices de tout genre qu’elle avait supportés sans se plaindre, que son amant devait d’avoir recouvré une partie de ses biens. Ils étaient venus s’établir à D*** pour y suivre un procès qui pouvait rendre entièrement au comte de P*** son ancienne opulence, et comptaient y rester environ deux ans.
Ellénore n’avait qu’un esprit ordinaire: mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujours simples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse et l’élévation de ses sentimens. Elle avait beaucoup de préjugés, mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. Elle attachait le plus 26grand prix à la régularité de la conduite, précisément parce que la sienne n’était pas régulière suivant les notions reçues. Elle était très-religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n’aurait paru à d’autres femmes que des plaisanteries innocentes, parce qu’elle craignait toujours qu’on ne se crut autorisé par son état à lui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de mœurs irréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d’être comparée, se forment d’ordinaire une société mélangée, et se résignant à la perte de la considération, ne cherchent 27dans leurs relations que l’amusement. Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. Elle protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe dans laquelle elle se trouvait rangée: et comme elle sentait que la réalité était plus forte qu’elle, et que ses efforts ne changeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elle élevait deux enfans qu’elle avait eus du comte de P*** avec une austérité excessive. On eût dit quelquefois qu’une révolte secrète se mêlait à l’attachement plutôt passionné que tendre qu’elle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu’on lui faisait à bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfans grandissaient, sur 28les talens qu’ils promettaient d’avoir, sur la carrière qu’ils auraient à suivre, on la voyait pâlir de l’idée qu’il faudrait qu’un jour elle leur avouât leur naissance. Mais le moindre danger, une heure d’absence, la ramenait à eux avec une anxiété où l’on démêlait une espèce de remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu’elle n’y trouvait pas elle-même. Cette opposition entre ses sentimens et la place qu’elle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne: quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d’une idée particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais parfaitement calme. 29Mais par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux et d’inattendu, qui la rendait plus piquante qu’elle n’aurait dû l’être naturellement. La bisarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté des idées. On l’examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.
Offerte à mes regards dans un moment où mon cœur avait besoin d’amour, ma vanité de succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans la société d’un homme différent de ceux qu’elle avait vus jusqu’alors. Son cercle s’était composé de quelques amis ou parens de son amant et de leurs femmes, que l’ascendant du comte de P*** avait forcées à 30recevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de sentimens aussi bien que d’idées; les femmes ne différaient de leurs maris que par une médiocrité plus inquiète et plus agitée, parce qu’elles n’avaient pas, comme eux, cette tranquillité d’esprit qui résulte de l’occupation et de la régularité des affaires. Une plaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélange particulier de mélancolie et de gaieté, de découragement et d’intérêt, d’enthousiasme et d’ironie, étonnèrent et attachèrent Ellénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à la vérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire jour à travers les obstacles, et sortir de cette lutte, plus agréa31bles, plus naïves et plus neuves: car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et les débarassent de ces tournures qui les font paraître tour-à-tour communes et affectées. Nous lisions ensemble des poètes anglais: nous nous promenions ensemble. J’allais souvent la voir le matin: j’y retournais le soir: je causais avec elle sur mille sujets.
Je pensais faire en observateur froid et impartial le tour de son caractère et de son esprit. Mais chaque mot qu’elle disait me semblait revêtu d’une grâce inexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d’une manière inusitée. J’attribuais à son charme cet effet presque magique. J’en aurais joui plus complettement 32encore sans l’engagement que j’avais pris envers mon amour-propre. Cet amour propre était en tiers entre Ellénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher au plus vite vers le but que je m’étais proposé. Je ne me livrais donc pas sans réserve à mes impressions. Il me tardait d’avoir parlé, car il me semblait que je n’avais qu’à parler pour réussir. Je ne croyais point aimer Ellénore; mais déjà je n’aurais pu me résigner à ne pas lui plaire. Elle m’occupait sans cesse. Je formais mille projets; j’inventais mille moyens de conquête, avec cette fatuité sans expérience, qui se croit sûre du succès, parce qu’elle n’a rien essayé.
Cependant une invincible timidité m’arrêtait. Tous mes discours expi33raient sur mes lèvres, ou se terminaient tout autrement que je ne l’avais projetté. Je me débattais intérieurement. J’étais indigné contre moi-même.
Je cherchai enfin un raisonnement qui pût me tirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je me dis qu’il ne fallait rien précipiter, qu’Ellénore était trop peu préparée à l’aveu que je méditais, et qu’il valait mieux attendre encore. Presque toujours pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses. Cela satisfait cette portion de nous, qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l’autre.
Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme 34l’époque invariable d’une déclaration positive, et chaque lendemain s’écoulait comme la veille. Ma timidité me quittait, dès que je m’éloignais d’Ellénore. Je reprenais alors mes plans habiles et mes profondes combinaisons. Mais à peine me retrouvais-je auprès d’elle que je me sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque aurait lu dans mon cœur, en son absence, m’aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible. Quiconque m’eût aperçu à ses côtés, eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L’on se serait également trompé dans ces deux jugemens. Il n’y a point d’unité complette dans l’homme, et presque jamais personne n’est tout-à-fait sincère, ni tout-à-fait de mauvaise foi.
35Convaincu par ces expériences réitérées que je n’aurais jamais le courage de parler à Ellénore, je me déterminai à lui écrire. Le comte de P*** était absent. Les combats que j’avais livrés long-temps à mon propre caractère, l’impatience que j’éprouvais de n’avoir pu le surmonter, mon incertitude sur le succès de ma tentative, jetèrent dans ma lettre une agitation qui ressemblait fort à l’amour. Échauffé d’ailleurs que j’étais par mon propre style, je ressentais, en finissant d’écrire, un peu de la passion que j’avais cherché à exprimer avec toute la force possible.
Ellénore vit dans ma lettre ce qu’il était naturel d’y voir, le transport passager d’un homme qui avait dix ans de moins qu’elle, dont le cœur s’ou36vrait à des sentimens qui lui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié qne de colère. Elle me répondit avec bonté, me donna des conseils affectueux, m’offrit une amitié sincère, mais me déclara que jusqu’au retour du comte de P***, elle ne pourrait me recevoir.
Cette réponse me bouleversa. Mon imagination, s’irritant de l’obstacle, s’empara de toute mon existence. L’amour, qu’une heure auparavant je m’applaudissais de feindre, je crus tout-à-coup l’éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore. On me dit qu’elle était sortie. Je lui écrivis. Je la suppliai de m’accorder une dernière entrevue; je lui peignis en termes déchirans mon désespoir, les projets 37funestes que m’inspirait sa cruelle détermination. Pendant une grande partie du jour, j’attendis vainement une réponse. Je ne calmais mon inexprimable souffrance qu’en me répétant que le lendemain, je braverais toutes les difficultés pour pénétrer jusqu’à Ellénore et pour lui parler. On m’apporta le soir quelques mots d’elle: ils étaient doux. Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse. Mais elle persistait dans sa résolution, qu’elle m’annonçait comme inébranlable. Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne, dont ses gens ignoraient le nom. Ils n’avaient même aucun moyen de lui faire parvenir des lettres.
38Je restai long-temps immobile à sa porte, n’imaginant plus aucune chance de la retrouver. J’étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les instans où je m’étais dit que je n’aspirais qu’à un succès, que ce n’était qu’une tentative à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, qui déchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J’étais également incapable de distraction et d’étude. J’errais sans cesse devant la porte d’Ellénore. Je me promenais dans la ville, comme si, au détour de chaque rue, j’avais pu espérer de la rencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but, qui servaient à remplacer mon agitation par 39de la fatigue, j’aperçus la voiture du comte de P***, qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied à terre. Après quelques phrases bannales, je lui parlai, en déguisant mon trouble, du départ subit d’Ellénore. Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d’ici, a éprouvé je ne sais quel événement fâcheux, qui a fait croire à Ellénore que ses consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C’est une personne que tous ses sentimens dominent, et dont l’âme, toujours active, trouve presque du repos dans le dévouement. Mais sa présence ici m’est trop nécessaire. Je vais lui écrire. Elle reviendra sûrement dans quelques jours.
Cette assurance me calma. Je sen40tis ma douleur s’appaiser. Pour la première fois, depuis le départ d’Ellénore, je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l’espérait le comte de P***. Mais j’avais repris ma vie habituelle, et l’angoisse que j’avais éprouvée commençait à se dissiper, lorsqu’au bout d’un mois M. de P***, me fit avertir qu’Ellénore devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui maintenir dans la société la place que son caractère méritait, et dont sa situation semblait l’exclure, il avait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti à voir Ellénore.
Mes souvenirs reparurent, d’abord confus, bientôt plus vifs. Mon amour-41propre s’y mêlait. J’étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m’avait traité comme un enfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de ce qu’une courte absence avait calmé l’effervescence d’une jeune tête: et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour moi. Par degrés mes sentimens se réveillèrent. Je m’étais levé ce jour là même, ne songeant plus à Ellénore: une heure après avoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mes yeux, régnait sur mon cœur, et j’avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir.
Je restai chez moi toute la journée. Je m’y tins, pour ainsi dire, caché. Je tremblais que le moindre mouvement ne prévint notre rencontre. Rien pour42tant n’était plus simple, plus certain: mais je la désirais avec tant d’ardeur qu’elle me paraissait impossible. L’impatience me dévorait. À tous les instans je consultais ma montre. J’étais obligé d’ouvrir ma fenêtre pour respirer. Mon sang me brûlait, en circulant dans mes veines.
Enfin, j’entendis sonner l’heure à laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout-à-coup en timidité. Je m’habillai lentement. Je ne me sentais plus pressé d’arriver. J’avais un tel effroi que mon attente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que je courais risque d’éprouver, que j’aurais consenti volontiers à tout ajourner.
Il était assez tard, lorsque j’entrai chez M. de P***. J’aperçus Ellénore assise au fond de la chambre. Je n’osais avancer. Il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coin du sallon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là je contemplais Ellénore. Elle me parut légèrement changée. Elle était plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l’espèce de retraite où je m’étais réfugié. Il vint à moi, me prit par la main, et me conduisit vers Ellénore. Je vous présente, lui dit-il en riant, l’un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonné. Ellénore parlait à une femme placée à côté d’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres. Elle demeura 44toute interdite: je l’étais beaucoup moi-même.
On pouvait nous entendre. J’adressai à Ellénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu’on avait servi. J’offris à Ellénore mon bras qu’elle ne put refuser. Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures, je pars à l’instant, j’abandonne mon pays et ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j’abjure tous mes devoirs, et je vais, n’importe où, finir au plutôt une vie que vous vous plaisez à empoisonner. Adolphe, me répondit-elle, et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m’éloigner. Je ne sais ce que 45mes traits exprimèrent; mais je n’avais jamais éprouvé de contraction si violente.
Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d’affection se peignit sur sa figure. Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure…… Beaucoup de personnes nous suivaient. Elle ne put achever sa phrase. Je pressai sa main de mon bras. Nous nous mîmes à table.
J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé. Je fus placé à-peu-près vis-à-vis d’elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur: mais elle retombait bientôt dans la distraction. 46Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. Je n’ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. J’aspirais à produire dans l’esprit d’Ellénore une impression agréable. Je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l’entrevue qu’elle m’avait accordée. J’essayai donc de mille manières de fixer son attention. Je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l’intéresser. Nos voisins s’y mêlèrent. J’étais inspiré par sa présence. Je parvins à me faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire. J’en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de re47connaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent. Elle ne résista plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais, et quand nous sortîmes de table, nos cœurs étaient d’intelligence, comme si nous n’avions jamais été séparés. Vous voyez, lui dis-je, en lui donnant la main pour rentrer dans le sallon, que vous disposez de toute mon existence; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter?




48CHAPITRE III.
Je passai la nuit sans dormir. Il n’était plus question dans mon âme ni de calculs ni de projets. Je me sentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n’était plus l’espoir du succès qui me faisait agir. Le besoin de voir celle que j’aimais, de jouir de sa présence, me dominait exclusivement. Onze heures sonnèrent. Je me rendis auprès d’Ellénore. Elle m’attendait. Elle voulut parler. Je lui demandai de m’écouter. Je m’assis auprès d’elle, car je pouvais à peine me soutenir, et je continuai en 49ces termes, non sans être obligé de m’interrompre souvent.
Je ne viens point réclamer contre la sentence que vous avez prononcée. Je ne viens point rétracter un aveu qui a pu vous offenser. Je le voudrais en vain. Cet amour que vous repoussez est indestructible. L’effort même que je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calme, est une preuve de la violence d’un sentiment qui vous blesse. Mais ce n’est plus pour vous en entretenir que je vous ai priée de m’entendre. C’est au contraire, pour vous demander de l’oublier, de me recevoir comme autrefois, d’écarter le souvenir d’un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez un secret que j’aurais dû renfermer 50au fond de mon âme; vous connaissez ma situation; ce caractère qu’on dit bisarre et sauvage; ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il est condamné. Votre amitié me soutenait. Sans cette amitié je ne puis vivre. J’ai pris l’habitude de vous. Vous avez laissé naître et se former cette douce habitude. Qu’ai-je fait pour perdre cette unique consolation d’une existence si triste et si sombre? Je suis horriblement malheureux. Je n’ai plus le courage de supporter un si long malheur. Je n’espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir, mais je dois vous voir, s’il faut que je vive.
Ellénore gardait le silence. Que 51craignez-vous, repris-je? Qu’est-ce que j’exige? Ce que vous accordez à tous les indifférens! Est-ce le monde que vous redoutez? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent? N’y va-t-il pas de ma vie? Ellénore, rendez-vous à ma prière. Vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, occupé de vous seule, n’existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à la souffrance et au désespoir.
Je poursuivis long-temps de la sorte, levant toutes les objections, retournant 52de mille manières tous les raisonnemens qui plaidaient en ma faveur. J’étais si soumis, si résigné, je demandais si peu de chose, j’aurais été si malheureux d’un refus!
Ellénore fut émue. Elle m’imposa plusieurs conditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieu d’une société nombreuse, avec l’engagement que je ne lui parlerai jamais d’amour. Je promis ce qu’elle voulut. Nous étions contens tous les deux, moi d’avoir reconquis le bien que j’avais été menacé de perdre, Ellénore de se trouver à la fois généreuse, sensible et prudente.
Je profitai dès le lendemain de la permission que j’avais obtenue. Je continuai de même les jours suivans. 53Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peu fréquentes. Bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de P*** une confiance entière. Il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l’opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il était appelé à vivre, il aimait à voir s’augmenter la société d’Ellénore. Sa maison remplie constatait à ses yeux son propre triomphe sur l’opinion.
Lorsque j’arrivais, j’apercevais dans les regards d’Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s’amusait dans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. L’on ne racontait rien d’intéressant qu’elle ne 54m’appelât pour l’entendre. Mais elle n’était jamais seule. Des soirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots insignifians ou interrompus. Je ne tardai pas à m’irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à peine, lorsqu’un autre que moi s’entretenait à part avec Ellénore; j’interrompais brusquement ces entretiens. Il m’importait peu qu’on pût s’en offenser, et je n’étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce changement. Que voulez-vous? lui dis-je avec impatience. Vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pour moi. Je suis forcé de 55vous dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d’être. Autrefois vous viviez retirée. Vous fuyiez une société fatigante. Vous évitiez ces éternelles conversations qui se prolongent, précisément parce qu’elles ne devraient jamais commencer. Aujourd’hui votre porte est ouverte à la terre entière. On dirait qu’en vous demandant de me recevoir, j’ai obtenu pour tout l’univers la même faveur que pour moi. Je vous l’avoue, en vous voyant jadis si prudente, je ne m’attendais pas à vous trouver si frivole.
Je démêlai dans les traits d’Ellénore une impression de mécontentement et de tristesse. Chère Ellénore, lui dis-je, en me radoucissant tout-à-coup, ne méritai-je donc pas d’être distingué des 56mille importuns qui vous assiégent? L’amitié n’a-t-elle pas ses secrets? N’est-elle pas ombrageuse et timide, au milieu du bruit et de la foule?
Ellénore craignait, en se montrant inflexible, de voir se renouveler des imprudences qui l’alarmaient pour elle et pour moi. L’idée de rompre n’approchait plus de son cœur. Elle consentit à me recevoir quelquefois seule.
Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu’elle m’avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour. Elle se familiarisa par degrés avec ce langage. Bientôt elle m’avoua qu’elle m’aimait.
Je passai quelques heures à ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant mille assu57rances de tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elle me raconta ce qu’elle avait souffert en essayant de s’éloigner de moi, que de fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts, comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait annoncer mon arrivée, quel trouble, quelle joie, quelle crainte, elle avait ressentis en me revoyant, par quelle défiance d’elle-même, pour concilier le penchant de son cœur avec la prudence, elle s’était livrée aux distractions du monde, et avait recherché la foule qu’elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d’une vie entière. L’amour supplée aux longs sou58venirs, par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé. L’amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d’avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguères nous était presqu’étranger. L’amour n’est qu’un point lumineux, et néanmoins il semble s’emparer du temps. Il y a peu de jours qu’il n’existait pas. Bientôt il n’existera plus. Mais tant qu’il existe, il répand sa clarté sur l’époque qui l’a précédé, comme sur celle qui doit le suivre.
Ce calme pourtant dura peu. Ellénore était d’autant plus en garde contre sa faiblesse, qu’elle était poursuivie du souvenir de ses fautes: et mon imagination, mes désirs, une théorie de 59fatuité, dont je ne m’apercevais pas moi-même, se révoltait contre un tel amour: toujours timide, souvent irrité, je me plaignais, je m’emportais, j’accablais Ellénore de reproches. Plus d’une fois elle forma le projet de briser un lien qui ne répandait sur sa vie que de l’inquiétude et du trouble. Plus d’une fois, je l’appaisai par mes supplications, mes désaveux et mes pleurs.
Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, je suis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent, j’erre au hasard, courbé sous le fardeau d’une existence que je ne sais comment supporter. La société m’importune, la solitude m’accable. Ces indifférens qui m’observent, qui 60ne connaissent rien de ce qui m’occupe, qui me regardent avec une curiosité sans intérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent me parler d’autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mortelle. Je les fuis; mais seul, je cherche en vain un air qui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cette terre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais. Je pose ma tête sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvre ardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit votre maison. Je reste là, les yeux fixés sur cette retraite que je n’habiterai jamais avec vous: et si je vous avais rencontrée plutôt, vous auriez pu être à moi! J’aurais serré dans mes bras 61la seule créature que la nature ait formée pour mon cœur, pour ce cœur qui a tant souffert parce qu’il vous cherchait, et qu’il ne vous a trouvée que trop tard! Lorsqu’enfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arrive où je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent les sentimens que je porte en moi. Je m’arrête, je marche à pas lents, je retarde l’instant du bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois toujours sur le point de perdre, bonheur imparfait et troublé, contre lequel conspirent peut-être à chaque minute et les événemens funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques et 62votre propre volonté. Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l’entr’ouvre, une nouvelle terreur me saisit. Je m’avance comme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m’enviaient l’heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre son m’effraie; le moindre mouvement autour de moi m’épouvante. Le bruit même de mes pas me fait reculer. Tout près de vous je crains encore quelqu’obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin, je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et je m’arrête, comme le fugitif qui touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même, lorsque tout mon 63être s’élance vers vous, lorsque j’aurais un tel besoin de me reposer de tant d’angoisses, de poser ma tête sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je me contraigne avec violence, que même auprès de vous, je vive encore d’une vie d’effort. Pas un instant d’épanchement! Pas un instant d’abandon! Vos regards m’observent. Vous êtes embarrassée, presqu’offensée de mon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures délicieuses, où du moins vous m’avouiez votre amour. Le temps s’enfuit, de nouveaux intérêts vous appellent, vous ne les oubliez jamais: vous ne retardez jamais l’instant qui m’éloigne. Des étrangers viennent; il n’est plus permis de vous regarder: 64je sens qu’il faut fuir pour me dérober aux soupçons qui m’environnent. Je vous quitte plus agité, plus déchiré, plus insensé qu’auparavant: je vous quitte et je retombe dans cet isolement effroyable, ou je me débats sans rencontrer un seul être sur lequel je puisse m’appuyer, me reposer un moment.
Ellénore n’avait jamais été aimée de la sorte. M. de P*** avait pour elle une affection très-vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dévouement, beaucoup de respect pour son caractère. Mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de supériorité sur une femme qui s’était donnée publiquement à lui, sans qu’il l’eût épousée. Il aurait pu contracter des liens plus honorables, 65suivant l’opinion commune: il ne le lui disait point: il ne se le disait peut-être pas à lui-même: mais ce qu’on ne dit pas n’en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n’avait eu jusqu’alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes reproches n’étaient que des preuves plus irréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations, toutes mes idées. Je revenais des emportemens qui l’effrayaient à une soumission, à une tendresse, à une vénération idolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amour tenait du culte, et il avait pour elle d’autant plus de charme, qu’elle craignait sans cesse de 66se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna enfin toute entière.
Malheur à l’homme qui, dans les premiers momens d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu’il vient d’obtenir, conserve une funeste préscience, et prévoit qu’il pourra s’en détacher! Une femme que son cœur entraîne a dans cet instant quelque chose de touchant et de sacré. Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître. J’aimai, je respectai mille fois plus Ellénore, après qu’elle se fut donnée. Je mar67chais avec orgueil au milieu des hommes: je promenais sur eux un regard dominateur. L’air que je respirais était à lui seul une jouissance. Je m’élançais au devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespérè, du bienfait immense qu’elle avait daigné m’accorder.




68CHAPITRE IV.
Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre! Cette persuasion que nous avons trouvé l’être que la nature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue, attachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui ne laissent dans notre âme qu’une longue trace de bonheur, cette gaîté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence et dans l’ab69sence tant d’espoir, ce détachement de tous les soins vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons, cette intelligence mutuelle, qui devine chaque pensée et qui répond à chaque émotion! Charme de l’amour, qui vous éprouva ne sauroit vous décrire.
M. de P*** fut obligé, pour des affaires pressantes, de s’absenter pendant six semaines. Je passai ce temps chez Ellénore, presque sans interruption. Son attachement semblait s’être accru du sacrifice qu’elle m’avait fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je 70reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie; j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance, et tous mes momens ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances, lorsqu’on me proposait quelque partie, que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je ne re71grettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt. Mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’y renoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d’elle de ma propre volonté, sans me dire que l’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sans que l’idée de sa peine vint se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence: mais elle n’était plus un but; elle était devenue un lien. Je craignais d’ailleurs de la compromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, ses enfans qui pouvaient m’observer. Je tremblais de l’idée de dé72ranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c’était un devoir sacré pour moi de respecter son repos. Je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l’assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à m’écouter. En même temps je craignais horriblement de l’affliger. Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volonté devenait la mienne. Je n’étais à mon aise que lorsqu’elle était contente de moi. Lorsqu’en insistant sur la nécessité de m’éloigner pour quelques instans, j’étais parvenu à la quitter, l’image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait une 73fièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible. Je volais vers elle, je me faisais une fête de la consoler, de l’appaiser. Mais à mesure que je m’approchais de sa demeure, un sentiment d’humeur contre cet empire bisarre se mêlait à mes autres sentimens. Ellénore elle-même était violente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi, ce qu’elle n’avait éprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœur avait été froissé par une dépendance pénible. Elle était avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans une parfaite égalité. Elle s’était relevée à ses propres yeux, par un amour pur de tout calcul, de tout intérêt. Elle savait que j’étais 74bien sûr qu’elle ne m’aimait que pour moi-même. Mais il résultait de son abandon complet avec moi, qu’elle ne me déguisait aucun de ses mouvemens, et lorsque je rentrais dans sa chambre, impatienté d’y rentrer plutôt que je ne l’aurais voulu, je la trouvais triste, ou irritée. J’avais souffert deux heures loin d’elle de l’idée qu’elle souffrait loin de moi. Je souffrais deux heures près d’elle, avant de pouvoir l’appaiser.
Cependant je n’étais pas malheureux. Je me disais qu’il était doux d’être aimé, même avec exigeance. Je sentais que je lui faisais du bien. Son bonheur m’était nécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.
D’ailleurs, l’idée confuse que, par la seule nature des choses, cette liaison 75ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports, servait néanmoins à me calmer dans mes accès de fatigue ou d’impatience. Les liens d’Ellénore avec le comte de P***, la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mon départ que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dont l’époque était prochaine, toutes ces considérations m’engageaient à donner et à recevoir encore le plus de bonheur qu’il était possible. Je me croyais sûr des années, je ne disputais pas les jours.
Le comte de P*** revint. Il ne tarda pas à soupçonner mes relations avec Ellénore. Il me reçut chaque jour d’un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dan76gers qu’elle courait. Je la suppliai de permettre que j’interrompisse pour quelques jours mes visites. Je lui représentai l’intérêt de sa réputation, de sa fortune, de ses enfans. Elle m’écouta long-temps en silence. Elle était pâle comme la mort. De manière ou d’autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt. Ne devançons pas ce moment: Ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures; des jours, des heures, c’est tout ce qu’il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras.
Nous continuâmes donc à vivre comme auparavant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, le comte de P*** taciturne et soucieux. Enfin 77la lettre que j’attendais arriva. Mon père m’ordonnait de me rendre auprès de lui. Je portai cette lettre à Ellénore. Déjà, me dit-elle, après l’avoir lue, je ne croyais pas que ce fût si tôt. Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elle me dit: Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir: mais je vous conjure de ne pas partir encore; trouvez des prétextes pous rester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long? Je voulus combattre sa résolution, mais elle pleurait si amèrement, elle était si tremblante, ses traits portaient l’empreinte d’une souffrance si déchirante, que je ne pus continuer. 78Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l’assurai de mon amour, et je sortis, pour aller écrire à mon père. J’écrivis en effet avec le mouvement que la douleur d’Ellénore m’avait inspiré. J’alléguai mille causes de retard, je fis ressortir l’utilité de continuer à D*** quelques cours que je n’avais pu suivre à Göttingue, et lorsque j’envoyai ma lettre à la poste, c’était avec ardeur que je désirais obtenir le consentement que je demandais.
Je retournai le soir chez Ellénore. Elle était assise sur un sopha. Le comte de P*** était près de la cheminée, et assez loin d’elle. Les deux enfans étaient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cet étonnement de l’enfance, lorsqu’elle 79remarque une agitation dont elle ne soupçonne pas la cause. J’instruisis Ellénore par un geste que j’avais fait ce qu’elle voulait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarassant pour tous trois. On m’assure, Monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt à partir. Je lui répondis que je l’ignorais. Il me semble, répliqua-t-il, qu’à votre âge on ne doit pas tarder à entrer dans une carrière: au reste, ajouta-t-il, en regardant Ellénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici comme moi.
La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblait 80même que j’aurais partagé cette douleur avec une égale amertume. Mais en lisant le consentement qu’il m’accordait, tous les inconvéniens d’une prolongation de séjour se présentèrent tout-à-coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte, m’écriai-je, six mois pendant lesquels j’offense un homme qui m’avait témoigné de l’amitié, j’expose une femme qui m’aime, je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puisse vivre tranquille et considérée, je trompe mon père, et pourquoi? pour ne pas braver un instant une douleur qui tôt ou tard est inévitable! Ne l’éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte, cette douleur? Je ne fais que du mal à Ellénore. Mon senti81ment, tel qu’il est, ne peut la satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur, et moi je vis ici, sans utilité, sans indépendance, n’ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. J’entrai chez Ellénore, tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois, lui dis-je. – Vous m’annoncez cette nouvelle bien sèchement. – C’est que je crains beaucoup, je l’avoue, les conséquences de ce retard pour l’un et pour l’autre. – Il me semble que pour vous du moins elles ne sauraient être bien fâcheuses. – Vous savez fort bien, Ellénore, que ce n’est jamais de moi que je m’occupe le plus. – Ce n’est guères non plus du bonheur des autres. – La conversation avait pris une 82direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regrets, dans une circonstance où elle croyait que je devais partager sa joie: je l’étais du triomphe qu’elle avait remporté sur mes résolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en reproches mutuels. Ellénore m’accusa de l’avoir trompée, de n’avoir eu pour elle qu’un goût passager, d’avoir aliéné d’elle l’affection du comte, de l’avoir remise, aux yeux du public, dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie à sortir. Je m’irritai de voir qu’elle tournât contre moi ce que je n’avais fait que par obéissance pour elle et par crainte de l’affliger. Je me plaignis de ma vie contrainte, de ma jeunesse consumée dans l’inaction, du despotisme qu’elle exerçait sur toutes mes 83démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout-à-coup de pleurs: je m’arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai, j’expliquai. Nous nous embrassâmes, mais un premier coup était porté: une première barrière était franchie. Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables. Nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu’on est long-temps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais de les répéter.
Nous vécûmes ainsi quatre mois, dans des rapports forcés, quelquefois doux, jamais complettement libres, y rencontrant encore du plaisir, mais n’y trouvant plus de charme. Ellénore cependant ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les plus 84vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixait aussi soigneusement l’heure de nos entrevues, que si notre union eût été la plus paisible et la plus tendre. J’ai souvent pensé que ma conduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cette disposition. Si je l’avais aimée comme elle m’aimait, elle aurait eu plus de calme: elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu’elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la prudence venait de moi. Elle ne calculait point ses sacrifices, parce qu’elle était toute occupée à me les faire accepter. Elle n’avait pas le temps de se refroidir à mon égard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employées à me conserver. L’époque fixée de nouveau pour mon 85départ approchait; et j’éprouvais, en y pensant, un mélange de plaisir et de regret, semblable à ce que ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une opération douloureuse.
Un matin, Ellénore m’écrivit de passer chez elle à l’instant: Le comte, me dit-elle, me défend de vous recevoir. Je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J’ai suivi cet homme dans la proscription, j’ai sauvé sa fortune, je l’ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moi maintenant. Moi, je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes instances pour la détourner d’un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l’opinion du public, – cette opinion, me répondit-elle, n’a jamais été juste pour moi. J’ai rempli pendant dix 86ans mes devoirs mieux qu’aucune femme, et cette opinion ne m’en a pas moins repoussée du rang que je méritais. Je lui rappelai ses enfans. – Mes enfans sont ceux de M. de P***. Il les a reconnus, il en aura soin. Ils seront trop heureux d’oublier une mère, dont ils n’ont à partager que la honte. – Je redoublai mes prières. Écoutez, me dit-elle, si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir? Le refuserez-vous, reprit-elle, en saisissant mon bras avec une violence qui me fit frémir? Non, assurément, lui répondis-je, et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dévoué. Mais considérez….. – Tout est considéré, interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant, ne revenez plus ici.
Je passai le reste de la journée dans 87une angoisse inexprimable. Deux jours s’écoulèrent, sans que j’entendisse parler d’Ellénore. Je souffrais d’ignorer son sort, je souffrais même de ne pas la voir, et j’étais étonné de la peine que cette privation me causait. Je désirais cependant qu’elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pour elle, et je commençais à m’en flatter, lorsqu’une femme me remit un billet, par lequel Ellénore me priait d’aller la voir dans telle rue, dans telle maison, au troisième étage. J’y courus, espérant encore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P*** elle avait voulu m’entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvai, faisant les apprêts d’un établissement durable. Elle vint à moi, d’un air à la 88fois content et timide, cherchant à lire dans mes yeux mon impression: Tout est rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre. J’ai de ma fortune particulière soixante-quinze louis de rente, c’est assez pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être me rapprocher de vous. Vous reviendrez peut-être me voir; et comme si elle eut redouté une réponse, elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de mille manières à me persuader qu’elle serait heureuse, qu’elle ne m’avait rien sacrifié, que le parti qu’elle avait pris lui convenait, indépendamment de moi. Il était visible qu’elle se faisait un grand effort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce 89qu’elle me disait. Elle s’étourdissait de ses paroles, de peur d’entendre les miennes: elle prolongeait son discours avec activité, pour retarder le moment où mes objections la replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune. J’acceptai son sacrifice, je l’en remerciai, je lui dis que j’en étais heureux, je lui dis bien plus encore: je l’assurai que j’avais toujours désiré qu’une détermination irréparable me fit un devoir de ne jamais la quitter. J’attribuai mes indécisions à un sentiment de délicatesse, qui me défendait de consentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n’eus, en un mot, d’autre pensée que de chasser loin d’elle toute peine, toute crainte, tout regret, 90toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais, je n’envisageais rien au-delà de ce but, et j’étais sincère dans mes promesses.




91CHAPITRE V.
La séparation d’Ellénore et du comte de P*** produisit dans le public un effet qu’il n’était pas difficile de prévoir. Ellénore perdit en un instant le fruit de dix années de dévouement et de constance. On la confondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives. L’abandon de ses enfans la fit regarder comme une mère dénaturée: et les femmes d’une réputation irréprochable répétèrent avec satisfaction, que l’oubli de la vertu la plus essentielle à leur sexe s’étendait bientôt sur toutes les autres. 92En même temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisir de me blâmer. On vit dans ma conduite celle d’un séducteur, d’un ingrat, qui avait violé l’hospitalité, et sacrifié, pour contenter une fantaisie momentanée, le repos de deux personnes, dont il aurait dû respecter l’une, et ménager l’autre. Quelques amis de mon père m’adressèrent des représentations sérieuses. D’autres, moins libres avec moi, me firent sentir leur désapprobation par des insinuations détournées. Les jeunes gens, au contraire, se montrèrent enchantés de l’adresse avec laquelle j’avais supplanté le comte, et par mille plaisanteries que je voulais en vain réprimer, ils me félicitèrent de ma conquête, et me promirent de m’imiter. 93Je ne saurais peindre ce que j’eus à souffrir et de cette censure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que si j’avais eu de l’amour pour Ellénore, j’aurais ramené l’opinion sur elle et sur moi. Tel est la force d’un sentiment vrai, que, lorsqu’il parle, les interprétations fausses et les convenances factices se taisent. Mais je n’étais qu’un homme faible, reconnaissant et dominé. Je n’étais soutenu par aucune impulsion qui partit du cœur. Je m’exprimais donc avec embarras, je tachais de finir la conversation, et si elle se prolongeait, je la terminais par quelques mots âpres, qui annonçaient aux autres que j’étais prêt à leur chercher querelle. En effet, j’aurais beaucoup mieux aimé me battre avec eux que leur répondre.
94Ellénore ne tarda pas à s’apercevoir que l’opinion s’élevait contr’elle. Deux parentes de M. de P*** qu’il avait forcées par son ascendant à se lier avec elle, mirent le plus grand éclat dans leur rupture, heureuses de se livrer à leur malveillance long-temps contenue, à l’abri des principes austères de la morale. Les hommes continuèrent à voir Ellénore; mais il s’introduisit dans leur ton quelque chose d’une familiarité qui annonçait qu’elle n’était plus appuyée par un protecteur puissant, ni justifiée par une union presque consacrée. Les uns venaient chez elle, parce que, disaient-ils, ils l’avaient connue de tout temps: les autres, parce qu’elle était belle encore, et que sa légéreté récente leur avaient rendu des prétentions qu’ils ne cherchaient pas à lui déguiser. 95Chacun motivait sa liaison avec elle: c’est-à-dire que chacun pensait que cette liaison avait besoin d’excuse. Ainsi la malheureuse Ellénore se voyait tombée pour jamais dans l’état dont, toute sa vie, elle avait voulu sortir. Tout contribuait à froisser son âme, et à blesser sa fierté. Elle envisageait l’abandon des uns, comme une preuve de mépris, l’assiduité des autres, comme l’indice de quelque espérance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait de la société. Ah! sans doute, j’aurais dû la consoler, j’aurais dû la serrer contre mon cœur, lui dire: Vivons l’un pour l’autre, oublions des hommes qui nous méconnaissent, soyons heureux de notre seule estime et de notre seul amour. Je l’essayais aussi. Mais que peut, pour ranimer un sen96timent qui s’éteint, une résolution prise par devoir?
Ellénore et moi, nous dissimulions l’un avec l’autre. Elle n’osait me confier des peines, résultat d’un sacrifice qu’elle savait bien que je ne lui avais pas demandé. J’avais accepté ce sacrifice: je n’osais me plaindre d’un malheur que j’avais prévu, et que je n’avais pas eu la force de prévenir. Nous nous taisions donc sur la pensée unique qui nous occupait constamment. Nous nous prodiguions des caresses: nous parlions d’amour; mais nous parlions d’amour, de peur de nous parler d’autre chose.
Dès qu’il existe un secret entre deux cœurs qui s’aiment, dès que l’un d’eux a pu se résoudre à cacher à l’autre une seule idée, le charmé est rompu, le bon97heur est détruit. L’emportement, l’injustice, la distraction même se réparent. Mais la dissimulation jette dans l’amour un élément étranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux.
Par une inconséquence bisarre, tandis que je repoussais avec l’indignation la plus violente la moindre insinuation contre Ellénore, je contribuais moi-même à lui faire tort dans mes conversations générales. Je m’étais soumis à ses volontés, mais j’avais pris en horreur l’empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur faiblesse, leur exigeance, le despotisme de leur douleur. J’affichais les principes les plus durs; et ce même homme, qui ne résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était poursuivi dans l’absence 98par l’image de la souffrance qu’il avait causée, se montrait dans tous ses discours méprisant et impitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d’Ellénore ne détruisaient pas l’impression que produisaient des propos semblables. On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l’estimait pas. On s’en prenait à elle de n’avoir pas inspiré à son amant plus de considération pour son sexe et plus de respect pour les liens du cœur.
Un homme qui venait habituellement chez Ellénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P***, lui avait témoigné la passion la plus vive, l’ayant forcée par ses persécutions indiscrètes à ne plus le recevoir, se permit contr’elle des railleries outrageantes qu’il 99me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes. Je le blessai dangereusement. Je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble, de terreur, de reconnaissance et d’amour, qui se peignit sur les traits d’Ellénore, lorsqu’elle me revit après cet événement. Elle s’établit chez moi, malgré mes prières. Elle ne me quitta pas un seul instant, jusqu’à ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour; elle me veillait durant la plus grande partie des nuits; elle observait mes moindres mouvemens; elle prévenait chacun de mes désirs; son ingénieuse bonté multipliait ses facultés et doublait ses forces. Elle m’assurait sans cesse qu’elle ne m’aurait pas survécu. J’étais pénétré d’affection, j’é100tais déchiré de remords. J’aurais voulu trouver en moi de quoi récompenser un attachement si constant et si tendre. J’appelais à mon aide, les souvenirs, l’imagination, la raison même, le sentiment du devoir. Efforts inutiles! la difficulté de la situation, la certitude d’un avenir qui devait nous séparer, peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu’il m’était impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je me reprochais l’ingratitude que je m’efforçais de lui cacher. Je m’affligeais, quand elle paraissait douter d’un amour qui lui était si nécessaire. Je ne m’affligeais pas moins, quand elle semblait y croire. Je la sentais meilleure que moi. Je me méprisais d’être indigne d’elle. C’est un affreux mal101heur de n’être pas aimé quand on aime. Mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion, quand on n’aime plus. Cette vie que je venais d’exposer pour Ellénore, je l’aurais mille fois donnée pour qu’elle fût heureuse sans moi.
Les six mois que m’avaient accordés mon père, étaient expirés; il fallut songer à partir. Ellénore ne s’opposa point à mon départ. Elle n’essaya pas même de le retarder. Mais elle me fit promettre, que, deux mois après, je reviendrais près d’elle, ou que je lui permettrais de me rejoindre. Je le lui jurai solennellement. Quel engagement n’aurais-je pas pris, dans un moment où je la voyais lutter contre elle-même et contenir sa douleur! Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la quit102ter. Je savais au fond de mon âme que ses larmes n’auraient pas été désobéies. J’étais reconnaissant de ce qu’elle n’exerçait pas sa puissance. Il me semblait que je l’en aimais mieux. Moi-même d’ailleurs, je ne me séparais pas sans un vif regret d’un être qui m’était si uniquement dévoué. Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre, nous croyons attendre avec impatience l’époque de l’exécuter; mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur; et telle est la bisarrerie de notre cœur misérable, que nous quittons avec un déchirement horrible, 103ceux près de qui nous demeurions sans plaisir.
Pendant mon absence, j’écrivis régulièrement à Ellénore. J’étais partagé entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la peine, et le désir de ne lui peindre que le sentiment que j’éprouvais. J’aurais voulu qu’elle me devinât, mais qu’elle me devinât sans s’affliger. Je me félicitais, quand j’avais pu substituer les mots d’affection, d’amitié, de dévouement, à celui d’amour. Mais soudain, je me représentais la pauvre Ellénore, triste et isolée, n’ayant que mes lettres pour consolation; et à la fin de deux pages froides et compassées, j’ajoutais rapidement quelques phrases ardentes ou tendres, propres à la tromper de nouveau. De 104la sorte, sans en dire jamais assez pour la satisfaire, j’en disais toujours assez pour l’abuser. Étrange espèce de fausseté, dont le succès même se tournait contre moi, prolongeait mon angoisse, et m’était insupportable!
Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s’écoulaient. Je ralentissais de mes vœux la marche du temps. Je tremblais en voyant se rapprocher l’époque d’exécuter ma promesse. Je n’imaginais aucun moyen de partir. Je n’en découvrais aucun, pour qu’Ellénore pût s’établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa 105passion me condamnait. Je me trouvais si bien d’être libre, d’aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s’en occupât! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l’indifférence des autres, de la fatigue de son amour.
Je n’osai cependant laisser soupçonner à Ellénore que j’aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris, par mes lettres, qu’il me serait difficile de quitter mon père. Elle m’écrivit qu’elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ. Je fus long-temps sans combattre sa résolution. Je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir, puis j’ajoutais, de la rendre heureuse: tristes équivoques, langage embarrassé, 106que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise. Je me dis que je le devais. Je soulevai ma conscience contre ma faiblesse. Je me fortifiai de l’idée de son repos contre l’image de sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes que ma disposition changea. Je n’envisageai plus mes paroles d’après le sens qu’elles devaient contenir, mais d’après l’effet qu’elles ne pouvaient manquer de produire; et une puissance surnaturelle, dirigeant, comme malgré moi, ma main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de 107quelques mois. Je n’avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnemens que j’alléguais étaient faibles, parce qu’ils n’étaient pas les véritables.
La réponse d’Ellénore fut impétueuse. Elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle? De vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence, dans une retraite ignorée, au milieu d’une grande ville où personne ne la connaissait? Elle m’avait tout sacrifié, fortune, enfans, réputation. Elle n’exigeait d’autre prix de ces sacrifices que de m’attendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes, 108de jouir des momens que je pourrais lui donner. Elle s’était résignée à deux mois d’absence: non que cette absence lui parut nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter; et lorsqu’elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur les jours, au terme que j’avais fixé moi-même, je lui proposais de recommencer ce long supplice. Elle pouvait s’être trompée; elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride; j’étais le maître de mes actions; mais je n’étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour lequel elle avait tout immolé.
Ellénore suivit de près cette lettre. Elle m’informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolu109tion de lui témoigner beaucoup de joie. J’étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément au moins, du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée. Elle m’examinait avec défiance. Elle démêla bientôt mes efforts. Elle irrita ma fierté par ses reproches. Elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma faiblesse, qu’elle me révolta contr’elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s’empara de nous. Tout ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étions poussés l’un contre l’autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquions mutuellement: et ces deux êtres mal110heureux, qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer.
Nous nous quittâmes après une scène de trois heures; et pour la première fois de la vie, nous nous quittâmes sans explication, sans réparation. À peine fus-je éloigné d’Ellénore qu’une douleur profonde remplaça ma colère. Je me trouvai dans une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s’était passé. Je me répétais mes paroles avec étonnement: je ne concevais pas ma conduite: je cherchais en moi-même ce qui avait pu m’égarer.
Il était fort tard. Je n’osai retourner chez Ellénore. Je me promis de la voir 111le lendemain de bonne heure, et je rentrai chez mon père. Il y avait beaucoup de monde; il me fut facile, dans une assemblée nombreuse, de me tenir à l’écart, et de déguiser mon trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit: On m’assure que l’ancienne maîtresse du comte de P*** est en cette ville. Je vous ai toujours laissé une grande liberté, et je n’ai jamais rien voulu savoir sur vos liaisons; mais il ne vous convient pas, à votre âge, d’avoir une maîtresse avouée: et je vous avertis que j’ai pris des mesures, pour qu’elle s’éloignât d’ici. En achevant ces mots, il me quitta. Je le suivis jusques dans sa chambre. Il me fit signe de me retirer. Mon père, lui dis-je, Dieu m’est témoin que je n’ai point fait venir Ellé112nore. Dieu m’est témoin que je voudrais qu’elle fût heureuse, et que je consentirais à ce prix à ne jamais la revoir. Mais prenez garde à ce que vous ferez. En croyant me séparer d’elle, vous pourriez bien m’y rattacher à jamais.
Je fis aussitôt venir chez moi un valet-de-chambre qui m’avait accompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avec Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l’instant même, s’il était possible, quelles étaient les mesures dont mon père m’avait parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secrétaire de mon père lui avait confié sous le sceau du secret, qu’Ellénore devait recevoir le lendemain l’ordre de partir. Ellénore chassée, m’écriai-je, chassée 113avec opprobre! Elle qui n’est venue ici que pour moi, elle dont j’ai déchiré le cœur, elle dont j’ai sans pitié vu couler les larmes! Où donc reposerait-elle sa tête, l’infortunée, errante et seule, dans un monde dont je lui ai ravi l’estime? À qui dirait-elle sa douleur? Ma résolution fut bientôt prise. Je gagnai l’homme qui me servait, je lui prodiguai l’or et les promesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures du matin à la porte de la ville. Je formais mille projets pour mon éternelle réunion avec Ellénore. Je l’aimais plus que je ne l’avais jamais aimée. Tout mon cœur était revenu à elle. J’étais fier de la protéger. J’étais avide de la tenir dans mes bras. L’amour était rentré tout entier dans mon 114âme. J’éprouvais une fièvre de tête, de cœur, de sens, qui bouleversait mon existence. Si, dans ce moment, Ellénore eût voulu se détacher de moi, je serais mort à ses pieds pour la retenir.
Le jour parut. Je courus chez Ellénore. Elle était couchée, ayant passé la nuit à pleurer. Ses yeux étaient encore humides et ses cheveux étaient épars. Elle me vit entrer avec surprise. Viens, lui dis-je, partons. Elle voulut répondre. Partons, repris-je: as-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que moi? Mes bras ne sont-ils pas ton unique asile? Elle résistait. J’ai des raisons importantes, ajoutai-je, et qui me sont personnelles. Au nom du ciel, suis-moi. Je l’entraînai. Pendant 115la route, je l’accablais de caresses, je la pressais sur mon cœur, je ne répondais à ses questions que par mes embrassemens. Je lui dis enfin, qu’ayant aperçu dans mon père l’intention de nous séparer, j’avais senti que je ne pouvais être heureux sans elle, que je voulais lui consacrer ma vie, et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance fut d’abord extrême; mais elle démêla bientôt des contradictions dans mon récit. À force d’insistance, elle m’arracha la vérité. Sa joie disparut. Sa figure se couvrit d’un sombre nuage. Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même. Vous êtes généreux, vous vous dévouez à moi parce que je suis persécutée. Vous croyez avoir de l’amour, et vous n’avez 116que de la pitié. Pourquoi prononça-t-elle ces mots funestes? Pourquoi me révêla-t-elle un secret que je voulais ignorer? Je m’efforçai de la rassurer. J’y parvins peut-être, mais la vérité avait traversé mon âme: le mouvement était détruit. J’étais déterminé dans mon sacrifice, mais je n’en étais plus heureux: et déjà il y avait en moi une pensée que de nouveau j’étais réduit à cacher.




117CHAPITRE VI.
Quand nous fûmes arrivés sur les frontières, j’écrivis à mon père. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fond d’amertume. Je lui savais mauvais gré d’avoir resserré mes liens en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je ne quitterais Ellénore, que lorsque, convenablement fixée, elle n’aurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en s’acharnant sur elle, à lui rester toujours attaché. J’attendis sa réponse pour prendre une détermination sur notre établissement. «Vous avez vingt-quatre ans, me répondit-il, je n’exer118cerai pas contre vous une autorité qui touche à son terme, et dont je n’ai jamais fait usage. Je cacherai même, autant que je le pourrai, votre étrange démarche. Je répandrai le bruit que vous êtes parti par mes ordres, et pour mes affaires. Je subviendrai libéralement à vos dépenses. Vous sentirez vous-même bientôt que la vie que vous menez n’est pas celle qui vous convenait. Votre naissance, vos talens, votre fortune vous assignaient dans le monde une autre place que celle de compagnon d’une femme sans patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve déjà que vous n’êtes pas content de vous. Songez que l’on ne gagne rien à prolonger une situation dont on rougit. Vous consumez inutilement les plus belles années de votre 119jeunesse, et cette perte est irréparable.»
La lettre de mon père me perça de mille coups de poignard. Je m’étais dit cent fois ce qu’il me disait. J’avais eu cent fois honte de ma vie, s’écoulant dans l’obscurité et dans l’inaction. J’aurais mieux aimé des reproches, des menaces. J’aurais mis quelque gloire à résister, et j’aurais senti la nécessité de rassembler mes forces, pour défendre Ellénore des périls qui l’auraient assaillie. Mais il n’y avait point de périls. On me laissait parfaitement libre, et cette liberté ne me servait qu’à porter plus impatiemment le joug que j’avais l’air de choisir.
Nous nous fixâmes à Caden, petite 120ville de la Bohême. Je me répétai que, puisque j’avais pris la responsabilité du sort d’Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me contraindre. Je renfermai dans mon sein jusqu’aux moindres signes de mécontentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employées à me créer une gaieté factice qui put voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles que les sentimens que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie: et les assurances de tendresse dont j’entretenais Ellénore répandaient 121dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presqu’à l’amour.
De temps en temps des souvenirs importuns venaient m’assiéger. Je me livrais, quand j’étais seul, à des accès d’inquiétude. Je formais mille plans bisarres, pour m’élancer tout-à-coup hors de la sphère dans laquelle j’étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore paraissait heureuse; pouvais-je troubler son bonheur? Près de cinq mois se passèrent de la sorte.
Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l’occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution qu’elle avait prise, et m’avoua que M. de P*** lui 122écrit. Son procès était gagné. Il se rappelait avec reconnaissance les services qu’elle lui avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, non pour se réunir avec elle, ce qui n’était plus possible, mais à condition qu’elle quitterait l’homme ingrat et perfide qui les avait séparés. J’ai répondu, me dit-elle, et vous devinez bien que j’ai refusé. Je ne le devinais que trop. J’étais touché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n’osai toutefois lui rien objecter. Mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses! Je m’éloignai pour réfléchir au parti que j’avais à prendre. Il m’était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour 123moi, ils lui devenaient nuisibles. J’étais le seul obstacle à ce qu’elle retrouvât un état convenable, et la considération qui, dans le monde, suit tôt ou tard l’opulence. J’étais la seule barrière entr’elle et ses enfans. Je n’avais plus d’excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circonstance n’était plus de la générosité, mais une coupable faiblesse. J’avais promis à mon père de redevenir libre, aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. II était temps enfin d’entrer dans une carrière, de commencer une vie active, d’acquérir quelques titres à l’estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne 124pas rejetter les offres du comte de P***, et pour lui déclarer, s’il le fallait, que je n’avais plus d’amour pour elle. Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes. Les sentimens les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En vain l’on s’obstine à ne consulter que son cœur: on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus long-temps dans une position également indigne de vous et de moi. Je ne le puis ni pour vous, ni pour moi-même. À mesure que je parlais, sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution faiblir. 125Je voulus ressaisir mes forces, et je continuai d’une voix précipitée. Je serai toujours votre ami. J’aurai toujours pour vous l’affection la plus profonde. Les deux années de notre liaison ne s’effaceront pas de ma mémoire; elles seront à jamais l’époque la plus belle de ma vie. Mais l’amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l’ai plus. J’attendis long-temps sa réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsqu’enfin je la regardai, elle était immobile; elle contemplait tous les objets comme si elle n’en eut reconnu aucun. Je pris sa main: je la trouvai froide. Elle me repoussa. Que me voulez-vous? me dit-elle. Ne suis-je pas seule, seule 126dans l’univers, seule sans un être qui m’entende? Qu’avez-vous encore à me dire? Ne m’avez-vous pas tout dit? Tout n’est-il pas fini, fini sans retour? Laissez-moi, quittez-moi, n’est-ce pas là ce que vous désirez? Elle voulut s’éloigner, elle chancela. J’essayai de la retenir. Elle tomba sans connaissance à mes pieds. Je la relevai, je l’embrassai, je rappelai ses sens. Ellénore, m’écriai-je, revenez à vous, revenez à moi; je vous aime d’amour, de l’amour le plus tendre. Je vous avais trompée pour que vous fussiez plus libre dans votre choix. – Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables! Ces simples paroles, démenties par tant de paroles précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à la confiance. Elle 127me les fit répéter plusieurs fois: elle semblait les respirer avec avidité. Elle me crut; elle s’enivra de son amour qu’elle prenait pour le nôtre; elle confirma sa réponse au comte de P***, et je me vis plus engagé que jamais.
Trois mois après, une nouvelle possibilité de changement s’annonça dans la situation d’Ellénore. Une de ces vicissitudes, communes dans les Républiques que des factions agitent, rappela son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens. Quoiqu’il ne connut qu’à peine sa fille, que sa mère avait emmenée en France à l’âge de trois ans, il désira la fixer auprès de lui. Le bruit des aventures d’Ellénore ne lui était parvenu que vaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujours 128habité. Ellénore était son enfant unique: il avait peur de l’isolement: il voulait être soigné: il ne chercha qu’à découvrir la demeure de sa fille, et dès qu’il l’eut apprise, il l’invita vivement à venir le joindre. Elle ne pouvait avoir d’attachement réel pour un père qu’elle ne se souvenait pas d’avoir vu. Elle sentait néanmoins qu’il était de son devoir d’obéir. Elle assurait de la sorte à ses enfans une grande fortune, et remontait elle-même au rang que lui avaient ravi ses malheurs et sa conduite. Mais elle me déclara positivement qu’elle n’irait en Pologne, que si je l’accompagnais. Je ne suis plus, me dit-elle, dans l’âge où l’âme s’ouvre à des impressions nouvelles. Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici, 129d’autres l’entoureront avec empressement. Il en sera tout aussi heureux. Mes enfans auront la fortune de M. de P***. Je sais bien que je serai généralement blâmée. Je passerai pour une fille ingrate et pour une mère peu sensible. Mais j’ai trop souffert. Je ne suis plus assez jeune pour que l’opinion du monde ait une grande puissance sur moi. S’il y a dans ma résolution quelque chose de dur, c’est à vous, Adolphe, que vous devez vous en prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, je consentirais peut-être à une absence, dont l’amertume serait diminuée par la perspective d’une réunion douce et durable. Mais vous ne demanderiez pas mieux que de me supposer à deux cents lieues de 130vous, contente et tranquille, au sein de ma famille et de l’opulence. Vous m’écririez là-dessus des lettres raisonnables que je vois d’avance: elles déchireraient mon cœur: je ne veux pas m’y exposer. Je n’ai pas la consolation de me dire que par le sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirer le sentiment que je méritais. Mais enfin vous l’avez accepté ce sacrifice; je souffre déjà suffisamment par l’aridité de vos manières et la sécheresse de nos rapports: je subis ces souffrances que vous m’infligez: je ne veux pas en braver de volontaires.
Il y avait dans la voix et dans le ton d’Ellénore je ne sais quoi d’âpre et de violent, qui annonçait plutôt une détermination ferme, qu’une émotion pro131fonde ou touchante. Depuis quelque temps, elle s’irritait d’avance, lorsqu’elle me demandait quelque chose, comme si je le lui avais déjà refusé. Elle disposait de mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée, pour y briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. Je lui parlai de ma situation, du vœu de mon père, de mon propre désir, je priai, je m’emportai. Ellénore fut inébranlable. Je voulus réveiller sa générosité, comme si l’amour n’était pas de tous les sentimens le plus égoïste, et par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. Je tâchai, par un effort bisarre, de l’attendrir sur le malheur que j’éprouvais, 132en restant près d’elle. Je ne parvins qu’à l’exaspérer. Je lui promis d’aller la voir en Pologne: mais elle ne vit dans mes promesses sans épanchement et sans abandon que l’impatience de la quitter.
La première année de notre séjour à Caden avait atteint son terme, sans que rien changeât dans notre situation. Quand Ellénore me trouvait sombre ou abattu, elle s’affligeait d’abord, se blessait ensuite, et m’arrachait par ses reproches l’aveu de la fatigue que j’aurais voulu déguiser. De mon côté, quand Ellénore paraissait contente, je m’irritais de la voir jouir d’une situation qui me coûtait mon bonheur, et je la troublais dans cette courte jouissance, par des insinuations qui l’éclairaient sur ce 133que j’éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions donc tour-à-tour par des phrases indirectes, pour reculer ensuite dans des protestations générales et de vagues justifications, et pour regagner le silence. Car nous savions si bien mutuellement tout ce que nous allions nous dire, que nous nous taisions pour ne pas l’entendre. Quelquefois l’un de nous était prêt à céder. Mais nous manquions le moment favorable pour nous rapprocher. Nos cœurs défians et blessés ne se rencontraient plus.
Je me demandais souvent pourquoi je restais dans un état si pénible. Je me répondais que, si je m’éloignais d’Ellénore, elle me suivrait, et que j’aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me 134dis enfin, qu’il fallait la satisfaire une dernière fois, et qu’elle ne pourrait plus rien exiger, quand je l’aurais replacée au milieu de sa famille. J’allais lui proposer de la suivre en Pologne, quand elle reçut la nouvelle que son père était mort subitement. Il l’avait instituée son unique héritière, mais son testament était contredit par des lettres postérieures, que des parens éloignés menaçaient de faire valoir. Ellénore, malgré le peu de relations qui subsistait entr’elle et son père, fut douloureusement affectée de cette mort. Elle se reprocha de l’avoir abandonné. Bientôt elle m’accusa de sa faute. Vous m’avez fait manquer, me dit-elle, à un devoir sacré. Maintenant il ne s’agit que de ma fortune. Je vous l’im135molerai plus facilement encore. Mais certes, je n’irai pas seule dans un pays, où je n’ai que des ennemis à rencontrer. Je n’ai voulu, lui répondis-je, vous faire manquer à aucun devoir. J’aurais désiré, je l’avoue, que vous daignassiez réfléchir que moi aussi je trouvais pénible de manquer aux miens. Je n’ai pu obtenir de vous cette justice. Je me rends, Ellénore; votre intérêt l’emporte sur toute autre considération. Nous partirons ensemble quand vous le voudrez.
Nous nous mîmes effectivement en route. Les distractions du voyage, la nouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur nous-mêmes, ramenaient de temps en temps entre nous quelques restes d’intimité. La longue 136habitude que nous avions l’un de l’autre, les circonstances variées que nous avions parcourues ensemble, avaient attaché à chaque parole, presqu’à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout-à-coup dans le passé, et nous remplissaient d’un attendrissement involontaire, comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d’une espèce de mémoire du cœur, assez puissante pour que l’idée de nous séparer nous fut douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Je me livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contrainte habituelle. J’aurais voulu donner à Ellénore des témoignages de tendresse qui la contentassent. Je repre137nais quelquefois avec elle le langage de l’amour: mais ces émotions et ce langage ressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées, qui, par un reste de végétation funèbre, croissent languissamment sur les branches d’un arbre déraciné.




138CHAPITRE VII.
Ellénore obtint, dès son arrivée, d’être rétablie dans la jouissance des biens qu’on lui disputait, en s’engageant à n’en pas disposer, que son procès ne fut décidé. Elle s’établit dans une des possessions de son père. Le mien qui n’abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune question directement, se contenta de les remplir d’insinuations contre mon voyage. «Vous m’aviez mandé, me disait-il, que vous ne partiriez pas. Vous m’aviez développé longuement toutes les raisons que vous aviez de ne pas 139partir. J’étais en conséquence bien convaincu que vous partiriez. Je ne puis que vous plaindre de ce qu’avec votre esprit d’indépendance, vous faites toujours ce que vous ne voulez pas. Je ne juge point au reste d’une situation qui ne m’est qu’imparfaitement connue. Jusqu’à présent vous m’aviez paru le protecteur d’Ellénore, et, sous ce rapport, il y avait dans vos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère, quel que fût l’objet auquel vous vous attachiez. Aujourd’hui vos relations ne sont plus les mêmes. Ce n’est plus vous qui la protégez, c’est elle qui vous protège. Vous vivez chez elle, vous êtes un étranger qu’elle introduit dans sa famille. Je ne prononce point sur une position que vous choi140sissez. Mais comme elle peut avoir ses inconvéniens, je voudrais les diminuer, autant qu’il est en moi. J’écris au baron de T***, notre ministre dans le pays où vous êtes, pour vous recommander à lui. J’ignore s’il vous conviendra de faire usage de cette recommandation. N’y voyez au moins qu’une preuve de mon zèle, et nullement une atteinte à l’indépendance, que vous avez toujours su défendre avec succès contre votre père.»
J’étouffai les réflexions que ce style faisait naître en moi. La terre que j’habitais avec Ellénore était située à peu de distance de Varsovie. Je me rendis dans cette ville, chez le baron de T***. Il me reçut avec amitié, me demanda les causes de mon séjour en Pologne, me questionna sur mes pro141jets. Je ne savais trop que lui répondre. Après quelques minutes d’une conversation embarrassée, Je vais, me dit-il, vous parler avec franchise. Je connais les motifs qui vous ont amené dans ce pays: votre père me les a mandés. Je vous dirai même que je les comprends. Il n’y a pas d’homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désir de rompre une liaison inconvenable, et la crainte d’affliger une femme qu’il avait aimée. L’inexpérience de la jeunesse fait que l’on s’exagère beaucoup les difficultés d’une position pareille. On se plaît à croire à la vérité de toutes ces démonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible et emporté, tous les moyens de la force et tous 142ceux de la raison. Le cœur en souffre, mais l’amour-propre s’en applaudit, et tel homme, qui pense de bonne foi s’immoler au désespoir qu’il a causé, ne se sacrifie dans le fait qu’aux illusions de sa propre vanité. Il n’y a pas une de ces femmes passionnées, dont le monde est plein, qui n’ait protesté qu’on la ferait mourir en l’abandonnant. Il n’y en a pas une qui ne soit encore en vie, et qui ne soit consolée. Je voulus l’interrompre. Pardon, me dit-il, mon jeune ami, si je m’exprime avec trop peu de ménagement: mais le bien qu’on m’a dit de vous, les talens que vous annoncez, la carrière que vous devriez suivre, tout me fait une loi de ne rien vous déguiser. Je lis dans votre âme malgré vous et mieux que 143vous. Vous n’êtes plus amoureux de la femme qui vous domine et qui vous traîne après elle. Si vous l’aimiez encore, vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m’avait écrit; il vous était aisé de prévoir ce que j’avais à vous dire. Vous n’avez pas été fâché d’entendre de ma bouche des raisonnemens que vous vous répétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. La réputation d’Ellénore est loin d’être intacte…. Terminons, je vous prie, répondis-je, une conversation inutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer des premières années d’Ellénore. On peut la juger défavorablement sur des apparences mensongères: mais je la connais depuis trois ans, et il 144n’existe pas sur la terre une âme plus élevée, un caractère plus noble, un cœur plus pur et plus généreux. Comme vous voudrez, répliqua-t-il, mais ce sont des nuances que l’opinion n’approfondit pas. Les faits sont positifs: ils sont publics. En m’empêchant de les rappeler, pensez-vous les détruire? Écoutez, poursuivit-il, il faut dans ce monde savoir ce qu’on veut. Vous n’épouserez pas Ellénore? – Non, sans doute, m’écriai-je, elle même ne l’a jamais désiré. – Que voulez-vous donc faire? Elle a dix ans de plus que vous. Vous en avez vingt-six. Vous la soignerez dix ans encore. Elle sera vieille. Vous serez parvenu au milieu de votre vie, sans avoir rien commencé, rien achevé qui vous satisfasse. L’ennui 145s’emparera de vous: l’humeur s’emparera d’elle. Elle vous sera chaque jour moins agréable: vous lui serez chaque jour plus nécessaire: et le résultat d’une naissance illustre, d’une fortune brillante, d’un esprit distingué, sera de végéter dans un coin de la Pologne, oublié de vos amis, perdu pour la gloire, et tourmenté par une femme qui ne sera, quoique vous fassiez, jamais contente de vous. Je n’ajoute qu’un mot et nous ne reviendrons plus sur un sujet qui vous embarrasse. Toutes les routes vous sont ouvertes, les lettres, les armes, l’administration; vous pouvez aspirer aux plus illustres alliances; vous êtes fait pour aller à tout; mais souvenez-vous bien qu’il y a entre vous et tous les genres de suc146cès un obstacle insurmontable, et que cet obstacle est Ellénore. – J’ai cru vous devoir, Monsieur, lui répondis-je, de vous écouter en silence, mais je me dois aussi de vous déclarer que vous ne m’avez point ébranlé. Personne que moi, je le répète, ne peut juger Ellénore. Personne n’apprécie assez la vérité de ses sentimens et la profondeur de ses impressions. Tant qu’elle aura besoin de moi, je resterai près d’elle. Aucun succès ne me consolerait de la laisser malheureuse, et dussé-je borner ma carrière à lui servir d’appui, à la soutenir dans ses peines, à l’entourer de mon affection, contre l’injustice d’une opinion qui la méconnaît, je croirais encore n’avoir pas employé ma vie inutilement.
147Je sortis en achevant ces paroles: mais qui m’expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me les dictait s’éteignit, avant même que j’eusse fini de les prononcer! Je voulus, en retournant à pied, retarder le moment de revoir cette Ellénore que je venais de défendre. Je traversai précipitamment la ville: il me tardait de me trouver seul.
Arrivé au milieu de la campagne, je ralentis ma marche, et mille pensées m’assaillirent. Ces mots funestes, entre tous les genres de succès et vous, il existe un obstacle insurmontable, et cet obstacle, c’est Ellénore, retentissaient autour de moi. Je jetais un long et triste regard sur le temps qui venait de s’écouler sans retour. Je me 148rappelais les espérances de ma jeunesse, la confiance avec laquelle je croyais autrefois commander à l’avenir, les éloges accordés à mes premiers essais, l’aurore de réputation que j’avais vu briller et disparaître. Je me répétais les noms de plusieurs de mes compagnons d’étude, que j’avais traités avec un dédain superbe et qui, par le seul effet d’un travail opiniâtre et d’une vie régulière, m’avaient laissé loin derrière eux, dans la route de la fortune, de la considération et de la gloire. J’étais oppressé de mon inaction. Comme les avares se représentent dans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésors pourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tous les succès auxquels j’aurais pu 149prétendre. Ce n’était pas une carrière seule que je regrettais. Comme je n’avais essayé d’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais. J’aurais voulu que la nature m’eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontairement. Toute louange, toute approbation pour mon esprit ou mes connaissances me semblaient un reproche insupportable. Je croyais entendre admirer les bras vigoureux d’un athlète, chargé de fers au fond d’un cachot. Si je voulais ressaisir mon courage, me dire que l’époque de l’activité n’était pas encore passée, l’image d’Ellénore s’élevait devant moi comme un fantôme, et me 150repoussait dans le néant. Je ressentais contr’elle des accès de fureur, et par un mélange bisarre, cette fureur ne diminuait en rien la terreur que m’inspirait l’idée de l’affliger.
Mon âme, fatiguée de ces sentimens amers, chercha tout-à-coup un refuge dans des sentimens contraires. Quelques mots, prononcés peut-être au hasard, par le baron de T***, sur la possibilité d’une alliance douce et paisible, me servirent à me créer l’idéal d’une compagne. Je réfléchis au repos, à la considération, à l’indépendance même que m’offrirait un sort pareil; car les liens que je traînais depuis si long-temps me rendaient plus dépendant mille fois que n’aurait pu le faire une union reconnue et constatée. J’i151maginais la joie de mon père. J’éprouvais un désir impatient de reprendre dans ma patrie et dans la société de mes égaux la place qui m’était due. Je me représentais, opposant une conduite austère et irréprochable à tous les jugemens qu’une malignité froide et frivole avait prononcés contre moi, à tous les reproches dont m’accablait Ellénore.
Elle m’accuse sans cesse, disais-je, d’être dur, d’être ingrat, d’être sans pitié. Ah! si le ciel m’eût accordé une femme que les convenances sociales me permissent d’avouer, que mon père ne rougit pas d’accepter pour fille, j’aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cette sensibilité que l’on méconnaît, parce qu’elle est souffrante et froissée, cette sensi152bilité dont on exige impérieusement des témoignages, que mon cœur refuse à l’emportement et à la menace, qu’il me serait doux de m’y livrer avec l’être chéri, compagnon d’une vie régulière et respectée! Que n’ai-je pas fait pour Ellénore! Pour elle j’ai quitté mon pays et ma famille; j’ai pour elle affligé le cœur d’un vieux père qui gémit encore loin de moi; pour elle j’habite ces lieux, où ma jeunesse s’enfuit solitaire, sans gloire, sans honneur et sans plaisir. Tant de sacrifices, faits sans devoir et sans amour, ne prouvent-ils pas ce que l’amour et le devoir me rendraient capable de faire? Si je crains tellement la douleur d’une femme, qui ne me domine que par sa douleur, avec quel soin j’écarterais 153toute affliction, toute peine, de celle à qui je pourrais hautement me vouer, sans remords et sans réserve! Combien alors on me verrait différent de ce que je suis! Comme cette amertume dont on me fait un crime, parce que la source en est inconnue, fuirait rapidement loin de moi! Combien je serais reconnaissant pour le ciel, et bienveillant pour les hommes!
Je parlais ainsi, mes yeux se mouillaient de larmes. Mille souvenirs rentraient comme par torrens dans mon âme. Mes relations avec Ellénore m’avaient rendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me rappelait mon enfance, les lieux où s’étaient écoulées mes premières années, les compagnons de mes premiers jeux, 154les vieux parens qui m’avaient prodigué les premières marques d’intérêt, me blessait et me faisait mal. J’étais réduit à repousser, comme des pensées coupables, les images les plus attrayantes et les vœux les plus naturels. La compagne que mon imagination m’avait soudain créée, s’alliait au contraire à toutes ces images et sanctionnait tous ces vœux. Elle s’associait à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à tous mes goûts. Elle rattachait ma vie actuelle à cette époque de ma jeunesse où l’espérance ouvrait devant moi un si vaste avenir, époque dont Ellénore m’avait séparé comme par un abîme. Les plus petits détails, les plus petits objets se retraçaient à ma mémoire. Je revoyais l’antique château que j’avais 155habité avec mon père, les bois qui l’entouraient, la rivière qui baignait le pied de ses murailles, les montagnes qui bordaient son horizon. Toutes ces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d’une telle vie, qu’elles me causaient un frémissement que j’avais peine à supporter. Et mon imagination plaçait à côté d’elles une créature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animait par l’espérance. J’errais plongé dans cette rêverie, toujours sans plan fixe, ne me disant point qu’il fallait rompre avec Ellénore, n’ayant de la réalité qu’une idée sourde et confuse, et dans l’état d’un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par un songe, et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout-à-coup 156le château d’Ellénore, dont insensiblement je m’étais rapproché. Je m’arrêtai. Je pris une autre route. J’étais heureux de retarder le moment où j’allais entendre de nouveau sa voix.
Le jour s’affaiblissait: le ciel était serein: la campagne devenait déserte. Les travaux des hommes avaient cessé: ils abandonnaient la nature à elle-même. Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. Les ombres de la nuit qui s’épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m’environnait et qui n’était interrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder à mon agitation un sentiment plus calme et plus solennel. Je promenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je 157n’apercevais plus les limites, et qui par là même me donnait, en quelque sorte, la sensation de l’immensité. Je n’avais rien éprouvé de pareil depuis long-temps. Sans cesse absorbé dans des réflexions toujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation, j’étais devenu étranger à toute idée générale. Je ne m’occupais que d’Ellénore et de moi, d’Ellénore, qui ne m’inspirait qu’une pitié mêlée de fatigue, de moi, pour qui je n’avais plus aucune estime. Je m’étais rappetissé, pour ainsi dire, dans un nouveau genre d’égoïsme, dans un égoïsme sans courage, mécontent et humilié. Je me sus bon gré de renaître à des pensées d’un autre ordre, et de me retrouver la faculté de m’oublier moi-même, pour 158me livrer à des méditations désintéressées. Mon âme semblait se relever d’une dégradation longue et honteuse.
La nuit presqu’entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard; je parcourus des champs, des bois, des hameaux où tout était immobile. De temps en temps j’apercevais dans quelqu’habitation éloignée une pâle lumière qui perçait l’obscurité. Là, me disais-je, là peut-être quelqu’infortuné s’agite sous la douleur ou lutte contre la mort, contre la mort, mystère inexplicable, dont une expérience journalière paraît n’avoir pas encore convaincu les hommes, terme assuré qui ne nous console, ni ne nous appaise, objet d’une insouciance habituelle et d’un 159effroi passager. Et moi aussi, poursuivais-je, je me livre à cette inconséquence insensée! Je me révolte contre la vie, comme si la vie devait ne pas finir! Je répands du malheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérables, que le temps viendra bientôt m’arracher! Ah! renonçons à ces efforts inutiles: jouissons de voir ce temps s’écouler, mes jours se précipiter les uns sur les autres. Demeurons immobiles, spectateurs indifférens d’une existence à demi passée. Qu’on s’en empare, qu’on la déchire! On n’en prolongera pas la durée: Vaut-il la peine de la disputer?
L’idée de la mort a toujours eu sur moi beaucoup d’empire. Dans mes afflictions les plus vives, elle a toujours 160suffi pour me calmer aussitôt. Elle produisit sur mon âme son effet accoutumé. Ma disposition pour Ellénore devint moins amère. Toute mon irritation disparut. Il ne me restait de l’impression de cette nuit de délire qu’un sentiment doux et presque tranquille. Peut-être la lassitude physique que j’éprouvais contribuait-elle à cette tranquillité.
Le jour allait renaître. Je distinguais déjà les objets. Je reconnus que j’étais assez loin de la demeure d’Ellénore. Je me peignis son inquiétude, et je me pressais pour arriver près d’elle, autant que la fatigue pouvait me le permettre, lorsque je rencontrai un homme à cheval, qu’elle avait envoyé pour me chercher. Il me raconta qu’elle était 161depuis douze heures dans les craintes les plus vives, qu’après être allée à Varsovie, et avoir parcouru les environs, elle était revenue chez elle dans un état inexprimable d’angoisse, et que de toutes parts les habitans du village étaient répandus dans la campagne pour me découvrir. Ce récit me remplit d’abord d’une impatience assez pénible. Je m’irritais de me voir soumis par Ellénore à une surveillance importune. En vain me répétais-je, que son amour seul en était la cause. Cet amour n’était-il pas aussi la cause de tout mon malheur? Cependant je parvins à vaincre ce sentiment que je me reprochais. Je le savais alarmée et souffrante. Je montai à cheval. Je franchis avec rapidité 162la distance qui nous séparait. Elle me reçut avec des transports de joie. Je fus ému de son émotion. Notre conversation fut courte, parce que bientôt elle songea que je devais avoir besoin de repos: et je la quittai, cette fois du moins, sans avoir rien dit qui put affliger son cœur.




163CHAPITRE VIII.
Le lendemain je me relevai, poursuivi des mêmes idées qui m’avaient agité la veille. Mon agitation redoubla les jours suivans. Ellénore voulut inutilement en pénétrer la cause. Je répondais par des monosyllabes contraints à ses questions impétueuses. Je me roidissais contre son insistance, sachant trop qu’à ma franchise succéderait sa douleur, et que sa douleur m’imposerait une dissimulation nouvelle.
Inquiète et surprise, elle recourut à l’une de ses amies, pour découvrir le secret qu’elle m’accusait de lui cacher. Avide de se tromper elle-même, elle 164cherchait un fait, où il n’y avait qu’un sentiment. Cette amie m’entretint de mon humeur bisarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d’un lien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d’isolement. Je l’écoutai long-temps en silence. Je n’avais dit jusqu’à ce moment à personne que je n’aimais plus Ellénore. Ma bouche répugnait à cet aveu qui me semblait une perfidie. Je voulus pourtant me justifier: je racontai mon histoire avec ménagement, en donnant beaucoup d’éloges à Ellénore, en convenant des inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur les difficultés de notre situation, et sans me permettre une parole qui prononçât clairement, que la difficulté véritable était de ma part 165l’absence de l’amour. La femme qui m’écoutait fut émue de mon récit. Elle vit de la générosité dans ce que j’appelais de la faiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Les mêmes explications, qui mettaient en fureur Ellénore passionnée, portaient la conviction dans l’esprit de son impartiale amie. On est si juste lorsque l’on est désintéressé! Qui que vous soyez, ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre cœur. Le cœur seul peut plaider sa cause: il sonde seul ses blessures. Tout intermédiaire devient un juge. Il analyse, il transige; il conçoit l’indifférence; il l’admet comme possible, il la reconnaît pour inévitable; par là même il l’excuse, et l’indifférence se trouve ain166si, à sa grande surprise, légitimée à ses propres yeux. Les reproches d’Ellénore m’avaient persuadé que j’étais coupable. J’appris de celle qui croyait la défendre, que je n’étais que malheureux. Je fus entraîné à l’aveu complet de mes sentimens. Je convins que j’avais pour Ellénore du dévouement, de la sympathie, de la pitié: mais j’ajoutai que l’amour n’entrait pour rien dans les devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors renfermée dans mon cœur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore, au milieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus de réalité et de force, par cela seul qu’un autre en était devenu dépositaire. C’est un grand pas, c’est un pas irréparable, lorsqu’on dévoile 167tout-à-coup aux yeux d’un tiers les replis cachés d’une relation intime. Le jour qui pénètre dans ce sanctuaire constate et achève les destructions que la nuit enveloppait de ses ombres; ainsi les corps renfermés dans les tombeaux conservent souvent leur première forme, jusqu’à ce que l’air extérieur vienne les frapper et les réduire en poudre.
L’amie d’Ellénore me quitta. J’ignore quel compte elle lui rendit de notre conversation. Mais, en approchant du sallon, j’entendis Ellénore qui parlait d’une voix très-animée. En m’apercevant, elle se tut. Bientôt elle reproduisit sous diverses formes des idées générales, qui n’étaient que des attaques particulières. Rien n’est plus bisarre, disait-elle, que le zèle de cer168taines amitiés. Il y a des gens qui s’empressent de se charger de vos intérêts, pour mieux abandonner votre cause. Ils appellent cela de l’attachement: j’aimerais mieux de la haine. Je compris facilement que l’amie d’Ellénore avait embrassé mon parti contre elle, et l’avait irritée, en ne paraissant pas me juger assez coupable. Je me sentis ainsi d’intelligence avec un autre contre Ellénore: c’était entre nos cœurs une barrière de plus.
Quelques jours après, Ellénore alla plus loin. Elle était incapable de tout empire sur elle-même. Dès qu’elle croyait avoir un sujet de plainte, elle marchait droit à l’explication, sans ménagement et sans calcul, et préférant le danger de rompre à la contrainte de 169dissimuler. Les deux amies se séparèrent à jamais brouillées.
Pourquoi mêler des étrangers à nos discussions intimes, dis-je à Ellénore? Avons-nous besoin d’un tiers pour nous entendre? Et si nous ne nous entendons plus, quel tiers pourrait y porter remède? Vous avez raison, me répondit-elle: mais c’est votre faute. Autrefois je ne m’adressais à personne, pour arriver jusqu’à votre cœur.
Tout-à-coup Ellénore annonça le projet de changer son genre de vie. Je démêlai par ses discours qu’elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait. Elle épuisait toutes les explications fausses, avant de se résigner à la véritable. Nous passions tête-à-tête 170de monotones soirées entre le silence et l’humeur. La source des longs entretiens était tarie.
Ellénore résolut d’attirer chez elle les familles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie. J’entrevis facilement les obstacles et les dangers de ses tentatives. Les parens qui lui disputaient son héritage avaient révélé ses erreurs passées, et répandu contr’elle mille bruits calomnieux. Je frémis des humiliations qu’elle allait braver, et je tâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentations furent inutiles. Je blessai sa fierté par mes craintes, bien que je ne les exprimasse qu’avec ménagement. Elle supposa que j’étais embarrassé de nos liens, parce que son existence était équivoque. Elle n’en 171fut que plus empressée à reconquérir une place honorable dans le monde; ses efforts obtinrent quelques succès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté que le temps n’avait encore que légèrement diminuée, le bruit même de ses aventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit entourée bientôt d’une société nombreuse. Mais elle était poursuivie d’un sentiment secret d’embarras et d’inquiétude. J’étais mécontent de ma situation. Elle s’imaginait que je l’étais de la sienne. Elle s’agitait pour en sortir. Son désir ardent ne lui permettait point de calcul. Sa position fausse jettait de l’inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans ses démarches. Elle avait l’esprit juste, mais peu étendu. La justesse de son 172esprit était dénaturée par l’emportement de son caractère, et son peu d’étendue l’empêchait d’apercevoir la ligne la plus habile, et de saisir des nuances délicates. Pour la première fois elle avait un but, et comme elle se précipitait vers ce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans me les communiquer! que de fois je rougis pour elle, sans avoir la force de le lui dire! tel est, parmi les hommes, le pouvoir de la réserve et de la mesure, que je l’avais vue plus respectée par les amis du comte de P*** comme sa maîtresse, qu’elle ne l’était par ses voisins, comme héritière d’une grande fortune, au milieu de ses vassaux. Tour-à-tour haute et suppliante, tantôt prévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses 173actions et dans ses paroles, je ne sais quelle fougue, destructive de la considération qui ne se compose que du calme.
En relevant ainsi les défauts d’Ellénore, c’est moi que j’accuse et que je condamne. Un mot de moi l’aurait calmée. Pourquoi n’ai-je pu prononcer ce mot?
Nous vivions cependant plus doucement ensemble. La distraction nous soulageait de nos pensées habituelles. Nous n’étions seuls que par intervalles, et comme nous avions l’un dans l’autre une confiance sans bornes, excepté sur nos sentimens intimes, nous mettions les observations et les faits à la place de ces sentimens, et nos conversations avaient repris quelque charme. Mais 174bientôt ce nouveau genre de vie devint pour moi la source d’une nouvelle perplexité. Perdu dans la foule qui environnait Ellénore, je m’aperçus que j’étais l’objet de l’étonnement et du blâme. L’époque approchait, où son procès devait être jugé. Ses adversaires prétendaient qu’elle avait aliéné le cœur paternel par des égaremens sans nombre. Ma présence venait à l’appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient de lui faire tort. Ils excusaient sa passion pour moi: mais ils m’accusaient d’indélicatesse. J’abusais, disaient-ils, d’un sentiment que j’aurais dû modérer. Je savais seul, qu’en l’abandonnant je l’entraînerais sur mes pas, et qu’elle négligerait pour me suivre, tout le soin de sa fortune, et 175tous les calculs de la prudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de ce secret. Je ne paraissais donc, dans la maison d’Ellénore, qu’un étranger nuisible au succès même des démarches qui allaient décider de son sort, et par un étrange renversement de la vérité, tandis que j’étais la victime de ses volontés inébranlables, c’était elle que l’on plaignait, comme victime de mon ascendant.
Le bruit de ce blâme universel parvint jusqu’à moi. Je fus indigné de cette découverte inattendue. J’avais pour une femme oublié tous les intérêts, et repoussé tous les plaisirs de la vie, et c’était moi que l’opinion condamnait.
Un mot me suffit pour bouleverser 176de nouveau la situation de la malheureuse Ellénore. Nous rentrâmes dans la solitude. Mais j’avais exigé ce sacrifice. Ellénore se croyait de nouveaux droits. Je me sentais chargé de nouvelles chaînes.
Je ne saurais peindre quelles amertumes et quelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notre vie ne fut plus qu’un perpétuel orage. L’intimité perdit tous ses charmes et l’amour toute sa douceur. Il n’y eût plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instans d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes parts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lors177que je voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaient qu’une lave brûlante qui tombant goutte à goutte sur mon cœur m’arrachait des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. Ce fut alors que, plus d’une fois, je la vis se lever pâle et prophétique. Adolphe, s’écriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous faites. Vous l’apprendrez un jour, vous l’apprendrez par moi, quand vous m’aurez précipitée dans la tombe. Malheureux! lorsqu’elle parlait ainsi, que ne m’y suis-je jeté moi-même avant elle!




178CHAPITRE IX.
Je n’étais pas retourné chez le baron de T*** depuis ma première visite. Un matin je reçus de lui le billet suivant.
«Les conseils que je vous avais donnés ne méritaient pas une si longue absence. Quelque parti que vous preniez sur ce qui vous regarde, vous n’en êtes pas moins le fils de mon ami le plus cher. Je n’en jouirai pas moins avec plaisir de votre société, et j’en aurai beaucoup à vous introduire dans un cercle dont j’ose vous promettre qu’il vous sera agréable de faire partie. Permettez-moi d’ajouter que, 179plus votre genre de vie que je ne veux point désapprouver, a quelque chose de singulier, plus il vous importe de dissiper des préventions mal fondées, sans doute, en vous montrant dans le monde.»
Je fus reconnaissant de la bienveillance qu’un homme âgé me témoignait. Je me rendis chez lui; il ne fut point question d’Ellénore. Le baron me retint à dîner. Il n’y avait ce jour là que quelques hommes assez spirituels et assez aimables. Je fus d’abord embarrassé: mais je fis effort sur moi-même. Je me ranimai: je parlai. Je déployai le plus qu’il me fut possible de l’esprit et des connaissances. Je m’aperçus que je réussissais à captiver l’approbation. Je re180trouvai dans ce genre de succès une jouissance d’amour-propre dont j’avais été privé dès long-temps. Cette jouissance me rendit la société du baron de T*** plus agréable.
Mes visites chez lui se multiplièrent. Il me chargea de quelques travaux relatifs à sa mission, et qu’il croyait pouvoir me confier sans inconvénient. Ellénore fut d’abord surprise de cette révolution dans ma vie; mais je lui parlai de l’amitié du baron pour mon père, et du plaisir que je goûtais à consoler ce dernier de mon absence, en ayant l’air de m’occuper utilement. La pauvre Ellénore, je l’écris dans ce moment avec un sentiment de remords, éprouva quelque joie de ce que je paraissais plus tranquille, et se 181résigna sans trop se plaindre, à passer souvent la plus grande partie de la journée, séparée de moi. Le baron, de son côté, lorsqu’un peu de confiance se fut établi entre nous, me reparla d’Ellénore: mon intention positive était toujours d’en dire du bien: mais sans m’en apercevoir, je m’exprimais sur elle d’un ton plus leste et plus dégagé. Tantôt j’indiquais, par des maximes générales, que je reconnaissais la nécessité de m’en détacher. Tantôt la plaisanterie venait à mon secours; je parlais, en riant, des femmes et de la difficulté de rompre avec elles. Ces discours amusaient un vieux ministre, dont l’âme était usée, et qui se rappelait vaguement que, dans sa jeunesse, il avait aussi été tourmenté par des intri182gues d’amour. De la sorte, par cela seul que j’avais un sentiment caché, je trompais plus ou moins tout le monde. Je trompais Ellénore, car je savais que le baron voulait m’éloigner d’elle, et je le lui taisais. Je trompais M. de T***; car je lui laissais espérer que j’étais prêt à briser mes liens. Cette duplicité était fort éloignée de mon caractère naturel: mais l’homme se déprave, dès qu’il a dans le cœur une seule pensée qu’il est constamment forcé de dissimuler.
Jusques alors, je n’avais fait connaissance, chez le baron de T***, qu’avec les hommes qui composaient sa société particulière. Un jour, il me proposa de rester à une grande fête qu’il donnait pour la naissance de son 183maître. Vous y rencontrerez, me dit-il, les plus jolies femmes de Pologne. Vous n’y trouverez pas, il est vrai, celle que vous aimez; j’en suis fâché. Mais il y a des femmes que l’on ne voit que chez elles. Je fus péniblement affecté de cette phrase. Je gardai le silence: mais je me reprochais intérieurement de ne pas défendre Ellénore, qui, si l’on m’eût attaqué en sa présence, m’aurait si vivement défendu.
L’assemblée était nombreuse. On m’examinait avec attention. J’entendais répéter tout bas, autour de moi, le nom de mon père, celui d’Ellénore, celui du comte de P***. On se taisait à mon approche: on recommençait quand je m’éloignais. Il m’était démon184tré que l’on se racontait mon histoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière. Ma situation était insupportable: mon front était couvert d’une sueur froide. Tour-à-tour, je rougissais et je pâlissais.
Le baron s’aperçut de mon embarras. Il vint à moi, redoubla d’attentions et de prévenances, chercha toutes les occasions de me donner des éloges, et l’ascendant de sa considération força bientôt les autres à me témoigner les mêmes égards.
Lorsque tout le monde se fut retiré, Je voudrais, me dit M. de T***, vous parler encore une fois à cœur ouvert. Pourquoi voulez-vous rester dans une situation dont vous souffrez? à qui faites-vous du bien? croyez-vous que l’on 185ne sache pas ce qui se passe entre vous et Ellénore? Tout le public est informé de votre aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votre dureté; car pour comble d’inconséquence, vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux.
J’étais encore froissé de la douleur que j’avais éprouvée. Le baron me montra plusieurs lettres de mon père. Elles annonçaient une affliction bien plus vive que je ne l’avais supposé. Je fus ébranlé. L’idée que je prolongeais les agitations d’Ellénore vint ajouter à mon irrésolution. Enfin, comme si tout s’était réuni contr’elle, tandis-que j’hésitais, elle-même par sa véhé186mence acheva de me décider. J’avais été absent tout le jour. Le baron m’avait retenu chez lui après l’assemblée. La nuit s’avançait. On me remit de la part d’Ellénore une lettre en présence du baron de T***. Je vis dans les yeux de ce dernier une sorte de pitié de ma servitude. La lettre d’Ellénore était pleine d’amertume. Quoi, me dis-je, je ne puis passer un jour libre! je ne puis respirer une heure en paix! Elle me poursuit partout, comme un esclave qu’on doit ramener à ses pieds, et d’autant plus violent que je me sentais plus faible, oui, m’écriai-je, je le prends, l’engagement de rompre avec Ellénore, j’oserai le lui déclarer moi-même, vous pouvez d’avance en instruire mon père.
En disant ces mots, je m’élançai loin 187du baron. J’étais oppressé des paroles que je venais de prononcer, et je ne croyais qu’à peine à la promesse que j’avais donnée.
Ellénore m’attendait avec impatience. Par un hasard étrange, on lui avait parlé, pendant mon absence, pour la première fois, des efforts du baron de T*** pour me détacher d’elle. On lui avait rapporté les discours que j’avais tenus, les plaisanteries que j’avais faites. Ses soupçons étant éveillés, elle avait rassemblé dans son esprit plusieurs circonstances qui lui paraissaient les confirmer. Ma liaison subite avec un homme que je ne voyais jamais autrefois, l’intimité qui existait entre cet homme et mon père, lui semblaient des preuves irréfragables. Son inquiétude avait fait tant de progrès en peu d’heures, 188que je la trouvai pleinement convaincue de ce qu’elle nommait ma perfidie.
J’étais arrivé auprès d’elle, décidé à lui tout dire. Accusé par elle, le croira-t-on? je ne m’occupai qu’à tout éluder. Je niai même, oui, je niai ce jour là ce que j’étais déterminé à lui déclarer le lendemain.
Il était tard. Je la quittai. Je me hâtai de me coucher, pour terminer cette longue journée, et quand je fus bien sûr qu’elle était finie, je me sentis, pour le moment, délivré d’un poids énorme.
Je ne me levai le lendemain que vers le milieu du jour, comme si, en retardant le commencement de notre entrevue, j’avais retardé l’instant fatal.
Ellénore s’était rassurée pendant la 189nuit, et par ses propres réflexions et par mes discours de la veille. Elle me parla de ses affaires, avec un air de confiance qui n’annonçait que trop qu’elle regardait nos existences comme indissolublement unies. Où trouver des paroles qui la repoussassent dans l’isolement?
Le temps s’écoulait avec une rapidité effrayante. Chaque minute ajoutait à la nécessité d’un explication. Des trois jours que j’avais fixés, déjà le second était prêt à disparaître. M. de T*** m’attendait au plus tard le surlendemain. Sa lettre pour mon père était partie, et j’allais manquer à ma promesse, sans avoir fait pour l’exécuter la moindre tentative. Je sortais, je rentrais, je prenais la main d’Ellénore, je commençais une phrase que 190j’interrompais aussitôt. Je regardais la marche du soleil qui s’inclinait vers l’horizon. La nuit revint. J’ajournai de nouveau. Un jour me restait. C’était assez d’une heure.
Ce jour se passa comme le précédent. J’écrivis à M. de T*** pour lui demander du temps encore: et comme il est naturel aux caractères faibles de le faire, j’entassai dans ma lettre mille raisonnemens pour justifier mon retard, pour démontrer qu’il ne changeait rien à la résolution que j’avais prise, et que, dès l’instant même, on pouvait regarder mes liens avec Ellénore comme brisés pour jamais.




191CHAPITRE X ET DERNIER.
Je passai les jours suivans plus tranquille. J’avais rejeté dans le vague la nécessité d’agir. Elle ne me poursuivait plus comme un spectre. Je croyais avoir tout le temps de préparer Ellénore. Je voulais être plus doux, plus tendre avec elle, pour conserver au moins des souvenirs d’amitié. Mon trouble était tout différent de celui que j’avais connu jusqu’alors. J’avais imploré le ciel, pour qu’il élevât soudain entr’Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse franchir. Cet obstacle s’était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénore, comme sur un être que 192j’allais perdre. L’exigeance qui m’avait paru tant de fois insupportable ne m’effrayait plus. Je m’en sentais affranchi d’avance. J’étais plus libre en lui cédant encore, et je n’éprouvais plus cette révolte intérieure, qui, jadis, me portait sans cesse à tout déchirer. Il n’y avait plus en moi d’impatience. Il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le moment funeste.
Ellénore s’aperçut de cette disposition plus affectueuse et plus sensible: elle-même devint moins amère. Je recherchais des entretiens que j’avais évités: je jouissais de ses expressions d’amour, naguères importunes, précieuses maintenant, comme pouvant chaque fois être les dernières.
193Un soir, nous nous étions quittés, après une conversation plus douce que de coutume. Le secret que je renfermais dans mon sein me rendait triste: mais ma tristesse n’avait rien de violent. L’incertitude sur l’époque de la séparation que j’avais voulue, me servait à en écarter l’idée. La nuit, j’entendis dans le château un bruit inusité. Ce bruit cessa bientôt, et je n’y attachai point d’importance. Le matin cependant, l’idée m’en revint: j’en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pas vers la chambre d’Ellénore. Quel fut mon étonnement, lorsqu’on me dit que, depuis douze heures, elle avait une fièvre ardente, qu’un médecin que ses gens avaient fait appeler déclarait sa vie en danger, et qu’elle avait défendu 194impérieusement que l’on m’avertit ou qu’on me laissât pénétrer jusqu’à elle!
Je voulus insister. Le médecin sortit lui-même, pour me représenter la nécessité de ne lui causer aucune émotion. Il attribuait sa défense, dont il ignorait le motif, au désir de ne pas me causer d’alarmes. J’interrogeai les gens d’Ellénore avec angoisse sur ce qui avait pu la plonger d’une manière si subite dans un état si dangereux. La veille, après m’avoir quitté, elle avait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme à cheval; l’ayant ouverte et parcourue, elle s’était évanouie; revenue à elle, elle s’était jetée sur son lit, sans prononcer une parole; l’une de ses femmes, inquiète de l’agitation qu’elle remarquait en elle, était restée 195dans sa chambre à son insu; vers le milieu de la nuit, cette femme l’avait vue saisie d’un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle était couchée; elle avait voulu m’appeler; Ellénore s’y était opposée avec une espèce de terreur tellement violente qu’on n’avait osé lui désobéir; on avait envoyé chercher un médecin; Ellénore avait refusé, refusait encore de lui répondre; elle avait passé la nuit, prononçant des mots entrecoupés qu’on n’avait pu comprendre, et appuyant souvent son mouchoir sur sa bouche, comme pour s’empêcher de parler.
Tandis qu’on me donnait ces détails, une autre femme, qui était restée près d’Ellénore, accourut toute effrayée. Ellénore paraissait avoir perdu l’usage 196de ses sens. Elle ne distinguait rien de ce qui l’entourait. Elle poussait quelquefois des cris, elle répétait mon nom, puis, épouvantée, elle faisait signe de la main, comme pour que l’on éloignât d’elle quelqu’objet qui lui était odieux.
J’entrai dans sa chambre. Je vis au pied de son lit deux lettres. L’une était la mienne au Baron de T***, l’autre était de lui-même à Ellénore. Je ne conçus que trop alors le mot de cette affreuse énigme. Tous mes efforts, pour obtenir le temps que je voulais consacrer encore aux derniers adieux, s’étaient tournés de la sorte contre l’infortunée que j’aspirais à ménager. Ellénore avait lu, tracées de ma main, mes promesses de l’abandonner, pro197messes qui n’avaient été dictées que par le désir de rester plus long-temps près d’elle, et que la vivacité de ce désir même m’avait porté à répéter, à développer de mille manières. L’œil indifférent de M. de T*** avait facilement démêlé, dans ces protestations réitérées à chaque ligne, l’irrésolution que je déguisais, et les ruses de ma propre incertitude. Mais le cruel avait trop bien calculé qu’Ellénore y verrait un arrêt irrévocable. Je m’approchai d’elle. Elle me regarda sans me reconnaître. Je lui parlai. Elle tréssaillit. Quel est ce bruit, s’écria-t-elle? c’est la voix qui m’a fait du mal. Le médecin remarqua que ma présence ajoutait à son délire, et me conjura de m’éloigner. Comment peindre ce que 198j’éprouvai pendant trois longues heures? le médecin sortit enfin. Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il ne désespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre était calmée.
Ellénore dormit long-temps. Instruit de son réveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle me fit dire d’entrer. Je voulus parler. Elle m’interrompit. Que je n’entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus, je ne m’oppose à rien; mais que cette voix que j’ai tant aimée, que cette voix, qui retentissait au fond de mon cœur, n’y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j’ai été violente, j’ai pu vous offenser: mais vous ne sa199vez pas ce que j’ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez.
Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma main. Il était brûlant. Une contraction terrible défigurait ses traits. Au nom du ciel, m’écriai-je, chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable: cette lettre… Elle frémit et voulut s’éloigner. Je la retins. Faible, tourmenté, continuai-je, j’ai pu céder un instant à une insistance cruelle. Mais n’avez-vous pas vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare? J’ai été mécontent, malheureux, injuste. Peut-être, en luttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné de la force à des velléités passagères que je méprise au200jourd’hui. Mais pouvez-vous douter de mon affection profonde? Nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l’une à l’autre par mille liens que rien ne peut rompre? Tout le passé ne nous est-il pas commun? Pouvons-nous jeter un regard sur les trois années qui viennent de finir, sans nous retracer des impressions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons goûtés, des peines que nous avons supportées ensemble. Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons les heures du bonheur et de l’amour. Elle me regarda quelque temps avec l’air du doute. Votre père, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce qu’on attend de vous?…. Sans doute répondis-je, une fois, un jour, peut-201être…. Elle remarqua que j’hésitais. Mon Dieu, s’écria-t-elle, pourquoi m’avait-il rendu l’espérance, pour me la ravir aussitôt! Adolphe, je vous remercie de vos efforts. Ils m’ont fait du bien, d’autant plus de bien qu’ils ne vous coûteront, je l’espère, aucun sacrifice. Mais je vous en conjure, ne parlons plus de l’avenir. Ne vous reprochez rien, quoiqu’il arrive. Vous avez été bon pour moi. J’ai voulu ce qui n’était pas possible. L’amour était toute ma vie: il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moi maintenant quelques jours encore. Des larmes coulèrent abondamment de ses yeux. Sa respiration fut moins oppressée. Elle appuya sa tête sur mon épaule. C’est ici, dit-elle, que j’ai toujours désiré 202mourir. Je la serrai contre mon cœur. J’abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mes fureurs cruelles. Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content. – Puis-je l’être si vous êtes malheureuse? – Je ne serai pas long-temps malheureuse, vous n’aurez pas long-temps à me plaindre. – Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire chimériques. Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a long-temps invoqué la mort, le ciel nous envoye à la fin je ne sais quel pressentiment infaillible, qui nous avertit que notre prière est exaucée. – Je lui jurai de ne jamais la quitter. – Je l’ai toujours espéré, maintenant j’en suis sûre.
C’était une de ces journées d’hiver, où le soleil semble éclairer tristement 203la campagne grisâtre, comme s’il regardait en pitié la terre qu’il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir. Il fait bien froid, lui dis-je. – N’importe, je voudrais me promener avec vous. Elle prit mon bras; nous marchâmes long-temps sans rien dire. Elle avançait avec peine, et se penchait sur moi presque toute entière. – Arrêtons-nous un instant. – Non, me répondit-elle, j’ai du plaisir à me sentir encore soutenue par vous. Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein: mais les arbres étaient sans feuilles: aucun souffle n’agitait l’air, aucun oiseau ne le traversait, tout était immobile, et le seul bruit qui se fit entendre était celui de l’herbe glacée qui se brisait sous nos pas. 204Comme tout est calme, me dit Ellénore, comme la nature se résigne! Le cœur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner? Elle s’assit sur une pierre. Tout-à-coup elle se mit à genoux, et baissant la tête, elle l’appuya sur ses deux mains. J’entendis quelques mots prononcés à voix basse. Je m’aperçus qu’elle priait. Se relevant enfin, rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’ai peur de me trouver mal. Ne me dites rien. Je ne suis pas en état de vous entendre.
À dater de ce jour, je vis Ellénore s’affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des médecins autour d’elle. Les uns m’annoncèrent un mal sans remède. D’autres me bercèrent d’espérances vaines. Mais la nature sombre 205et silencieuse poursuivait d’un bras invisible son travail impitoyable. Par momens, Ellénore semblait reprendre à la vie. On eût dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s’était retirée. Elle relevait sa tête languissante. Ses joues se couvraient de couleurs un peu plus vives: ses yeux se ranimaient. Mais tout-à-coup, par le jeu cruel d’une puissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans que l’art en put deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher par degrés à la destruction. Je vis se graver sur cette figure si noble et si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant et déplorable! ce caractère énergique et fier, recevoir de la souffrance physique mille impres206sions confuses et incohérentes, comme si, dans ces instans terribles, l’âme, froissée par le corps, se métamorphosait en tout sens, pour se plier avec moins de peine à la dégradation des organes.
Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœur d’Ellénore: ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente: j’inventais des prétextes pour sortir: je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle. J’arrosais de mes pleurs les pierres, 207le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir.
Ce n’étaient pas les regrets de l’amour: c’était un sentiment plus sombre et plus triste. L’amour s’identifie tellement à l’objet aimé, que, dans son désespoir même, il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée; l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte au milieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire. Je n’espérais point mourir avec Ellénore. J’allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois de traverser indépendant. J’avais brisé l’être qui m’aimait: j’avais brisé ce cœur, compagnon du mien, qui avait persisté à se dévouer à moi, dans sa tendresse infatigable. 208Déjà l’isolement m’atteignait: Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais déjà plus lui confier mes pensées. J’étais déjà seul sur la terre. Je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amour qu’elle répandait autour de moi. L’air que je respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférens. Toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé.
Le danger d’Ellénore devint tout-à-coup plus imminent. Des symptômes qu’on ne pouvait méconnaître annoncèrent sa fin prochaine. Un prêtre de sa religion l’en avertit. Elle me pria de lui apporter une cassette qui contenait beaucoup de papiers. Elle en fit brûler plusieurs devant elle: mais elle 209paraissait en chercher un qu’elle ne trouvait point, et son inquiétude était extrême. Je la suppliai de cesser cette recherche qui l’agitait, et pendant laquelle, deux fois, elle s’était évanouie. J’y consens, me répondit-elle, mais cher Adolphe, ne me refusez pas une prière. Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais où, une lettre qui vous est adressée. Brûlez-la sans la lire, je vous en conjure, au nom de notre amour, au nom de ces derniers momens, que vous avez adoucis. Je le lui promis. Elle fut plus tranquille. Laissez-moi me livrer à présent, me dit-elle, aux devoirs de ma religion. J’ai bien des fautes à expier: mon amour pour vous fut peut-être une faute; je ne le croirais pourtant pas, si cet amour avait pu vous rendre heureux.
210Je la quittai. Je ne rentrai qu’avec tous ses gens pour assister aux dernières et solennelles prières. À genoux dans un coin de sa chambre, tantôt je m’abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par une curiosité involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns, la distraction des autres, et cet effet singulier de l’habitude, qui introduit l’indifférence dans toutes les pratiques prescrites, et qui fait regarder les cérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des choses convenues et de pure forme. J’entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres, comme si eux aussi n’eussent pas dû être acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi n’eussent pas dû mourir un jour. J’étais loin cependant de dé211daigner ces pratiques. En est-il une seule, dont l’homme, dans son ignorance, ose prononcer l’inutilité? Elles rendaient du calme à Ellénore: elles l’aidaient à franchir ce pas terrible, vers lequel nous avançons tous, sans qu’aucun de nous puisse prévoir ce qu’il doit éprouver alors. Ma surprise n’est pas que l’homme ait besoin d’une religion; ce qui m’étonne, c’est qu’il se croye jamais assez fort, assez à l’abri du malheur pour oser en rejeter une. Il devrait, ce me semble, être porté, dans sa faiblesse, à les invoquer toutes. Dans la nuit épaisse qui nous entoure, est-il une lueur que nous puissions repousser! au milieu du torrent qui nous entraîne, est-il une branche à laquelle nous osions refuser de nous retenir?
212L’impression produite sur Ellénore par une solemnité si lugubre parut l’avoir fatiguée. Elle s’assoupit d’un sommeil assez paisible. Elle se réveilla moins souffrante. J’étais seul dans sa chambre. Nous nous parlions de temps en temps à de longs intervalles. Le médecin, qui s’était montré le plus habile dans ses conjectures, m’avait prédit qu’elle ne vivrait pas vingt-quatre heures. Je regardais tour-à-tour une pendule qui marquait les heures, et le visage d’Ellénore, sur lequel je n’apercevais nul changement nouveau. Chaque minute qui s’écoulait ranimait mon espérance, et je révoquais en doute les présages d’un art mensonger. Tout-à-coup Ellénore s’élança par un mouvement subit. Je la retins dans mes bras. Un tremble213ment convulsif agitait tout son corps. Ses yeux me cherchaient; mais dans ses yeux se peignait un effroi vague, comme si elle eut demandé grâce à quelqu’objet menaçant qui se dérobait à mes regards. Elle se relevait, elle retombait, on voyait qu’elle s’efforçait de fuir. On eût dit qu’elle luttait contre une puissance physique invisible, qui, lassée d’attendre le moment funeste, l’avait saisie et la retenait, pour l’achever sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l’acharnement de la nature ennemie. Ses membres s’affaissèrent. Elle sembla reprendre quelque connaissance: elle me serra la main. Elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes: elle voulut parler, il n’y avait plus de voix. Elle laissa tomber, com214me résignée, sa tête sur le bras qui l’appuyait. Sa respiration devint plus lente. Quelques instans après, elle n’était plus.
Je demeurai long-temps immobile, près d’Ellénore sans vie. La conviction de sa mort n’avait pas encore pénétré dans mon âme. Mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide ce corps inanimé. Une de ses femmes, étant entrée, répandit dans la maison la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi me tira de la léthargie où j’étais plongé. Je me levai. Ce fut alors que j’éprouvai la douleur déchirante et toute l’horreur de l’adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vie vulgaire, tant de soins et d’agitations qui ne la regardaient plus, dissipèrent cette illu215sion que je prolongeais, cette illusion par laquelle je croyais encore exister avec Ellénore. Je sentis le dernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamais entr’elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent! Naguères, toutes mes actions avaient un but. J’étais sûr, par chacune d’elles, d’épargner une peine ou de causer un plaisir. Je m’en plaignais alors. J’étais impatienté qu’un œil ami observât mes démarches, que le bonheur d’un autre y fut attaché. Personne maintenant ne les observait: elles n’intéressaient personne. Nul ne me disputait mon temps, ni mes heures: au216cune voix ne me rappelait quand je sortais: j’étais libre en effet: je n’étais plus aimé: j’étais étranger pour tout le monde.
L’on m’apporta tous les papiers d’Ellénore, comme elle l’avait ordonné. À chaque ligne, j’y rencontrai de nouvelles preuves de son amour; de nouveaux sacrifices qu’elle m’avait faits et qu’elle m’avait cachés. Je trouvai enfin cette lettre, que j’avais promis de brûler. Je ne la reconnus pas d’abord. Elle était sans adresse, elle était ouverte. Quelques mots frappèrent mes regards malgré moi. Je tentai vainement de les en détourner. Je ne pus résister au besoin de la lire toute entière. Je n’ai pas la force de la transcrire. Ellénore l’avait écrite, après 217une des scènes violentes qui avaient précédé sa maladie. Adolphe, me disait-elle, pourquoi vous acharnez-vous sur moi? quel est mon crime, de vous aimer, de ne pouvoir exister sans vous? Par quelle pitié bisarre n’osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l’être malheureux près de qui votre pitié vous retient? Pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au moins généreux? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible? L’idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter! Qu’exigez-vous? Que je vous quitte? Ne voyez-vous pas que je n’en ai pas la force? Ah! c’est à vous qui n’aimez pas, c’est à vous à la trouver, cette force, dans ce cœur lassé de moi, 218que tant d’amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vos pieds. Dites un mot, écrivait-elle ailleurs. Est-il un pays où je ne vous suive, est-il une retraite où je ne me cache, pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votre vie? Mais non, vous ne le voulez pas. Tous les projets que je propose, timide et tremblante, car vous m’avez glacée d’effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce que j’obtiens de mieux, c’est votre silence. Tant de dureté ne convient pas à votre caractère. Vous êtes bon: vos actions sont nobles et dévouées: mais quelles actions effaceraient vos paroles? Ces paroles acérées retentissent autour de moi: je les 219entends la nuit: elles me suivent: elles me dévorent: elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il donc que je meure, Adolphe? Eh bien, vous serez content. Elle mourra, cette pauvre créature, que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importune Ellénore, que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue. Elle mourra. Vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler. Vous les connaîtrez, ces hommes, que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférens, et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez 220ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard.




221LETTRE À L’ÉDITEUR.
Je vous renvoye, Monsieur, le manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je vous remercie de cette complaisance, bien qu’elle ait réveillé en moi de tristes souvenirs, que le temps avait effacés. J’ai connu la plupart de ceux qui figurent dans cette histoire; car elle n’est que trop vraie. J’ai vu souvent ce bisarre et malheureux Adolphe, qui en est à la fois l’auteur et le héros. J’ai tenté d’arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d’un sort plus doux et d’un cœur plus fidèle, à l’être malfaisant, 222qui, non moins misérable qu’elle, la dominait par une espèce de charme, et la déchirait par sa faiblesse. Hélas! la dernière fois que je l’ai vue, je croyais lui avoir donné quelque force, avoir armé sa raison contre son cœur. Après une trop longue absence, je suis revenu dans les lieux où je l’avais laissée; et je n’ai trouvé qu’un tombeau.
Vous devriez, Monsieur, publier cette anecdote. Elle ne peut désormais blesser personne, et ne serait pas, à mon avis, sans utilité. Le malheur d’Ellénore prouve, que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante: elle se reproduit sous trop de formes. Elle mêle trop d’amertumes à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné. 223Elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l’âme, qui la saisissent quelquefois subitement, au sein de l’intimité. Les indifférens ont un empressement merveilleux à être tracassiers au nom de la morale et nuisibles par zèle pour la vertu. On dirait que la vue de l’affection les importune, parce qu’ils en sont incapables; et quand ils peuvent se prévaloir d’un prétexte, ils jouissent de l’attaquer, et de la détruire. Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment, que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu’elle n’est pas forcée à le respecter comme légitime, s’arme de tout ce qu’il y a de mauvais dans le cœur de l’homme, pour décourager tout ce qu’il y a de bon!
224L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez, qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent, qu’il n’a fait aucun usage d’une liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes, et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié.
S’il vous en faut des preuves, Monsieur, lisez ces lettres qui vous instruiront du sort d’Adolphe. Vous le verrez dans bien des circonstances diverses, et toujours la victime de ce mélange d’égoïsme et de sensibilité, qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres; prévoyant le mal avant de le faire, et reculant, avec désespoir, après l’avoir fait, puni de ses qualités, 225plus encore que de ses défauts, parce que ses qualités prenaient leur source dans ses émotions, et non dans ses principes, tour-à-tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, mais ayant toujours fini par la dureté, après avoir commencé par le dévouement, et n’ayant ainsi laissé de traces que de ses torts.


RÉPONSE.
Oui, Monsieur, je publierai le manuscrit que vous me renvoyez, (non que je pense comme vous sur l’utilité dont il peut être; chacun ne s’instruit qu’à ses dépens dans ce monde, et les femmes qui le liront s’imagine226ront toutes avoir rencontré mieux qu’Adolphe ou valoir mieux qu’Ellénore:) mais je le publierai, comme une histoire assez vraie de la misère du cœur humain. S’il renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse. Il prouve que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur, ni à en donner: il prouve que le caractère, la fermeté, la fidélité, la bonté, sont les dons qu’il faut demander au ciel; et je n’appelle pas bonté cette pitié passagère, qui ne subjugue point l’impatience, et ne l’empêche pas de rouvrir les blessures qu’un moment de regret avait fermées. La grande question dans la vie, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie 227pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait. Je hais d’ailleurs cette fatuité d’un esprit qui croit excuser ce qu’il explique. Je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir. Je hais cette faiblesse qui s’en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n’est point dans ses alentours, mais qu’il est en elle. J’aurais deviné qu’Adolphe a été puni de son caractère par son caractère même, qu’il n’a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile, qu’il a consumé ses facultés sans autre direction que le caprice, sans 228autre force que l’irritation; j’aurais, dis-je, deviné tout cela, quand vous ne m’auriez pas communiqué sur sa destinée de nouveaux détails dont j’ignore encore si je ferai quelque usage. Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout. C’est en vain qu’on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec soi-même; on change de situation, mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer, et comme on ne se corrige pas, en se déplaçant, l’on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances.
FIN.
LONDRES: DE L’IMPRIMERIE DE SCHULZE ET DEAN, 13, POLAND STREET, OXFORD STREET.
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